« Faire connaître et rayonner la culture de l’islam »
Entretien de Ghaleb Bencheikh pour Croyances & Villes, 9 janvier 2019.
« J’ai très à cœur la réussite de cet enjeu de l’éducation, du social et de la culture afin que plus jamais le problème de l’islamisme ne se pose à la société française »
Scientifique, philosophe et islamologue, auteur de nombreux ouvrages, notamment d’essais ayant trait à la laïcité et au fait islamique en lien avec les problématiques des sociétés contemporaines, Ghaleb Bencheikh a succédé en décembre dernier à Jean-Pierre Chevènement à la présidence de la Fondation de l’islam de France. La nomination de cet homme cultivé, de confession musulmane intervient au moment où le gouvernement s’apprête à entamer les chantiers de la modification de la loi de 1905 et de l’organisation de l’islam de France. La Fondation y jouera-t-elle un rôle ? C’est l’une des questions que nous lui avons posées.
Comment voyez-vous la future réforme de la loi de 1905 et qu’en attendez-vous ?
Je pense que les articles fondamentaux et organiques de la loi de 1905 conviennent à tout le monde et il faut les préserver. Il faut peut-être un toilettage technique qui prenne plus en compte notre époque mais je constate que la loi fonctionne tout en regrettant vraiment qu’elle n’ait pas été appliquée plus tôt, dès son vote, dans les départements et territoires des colonies françaises.
Je prône une laïcité apaisée comprise par la religion et je pense que la désintrication du politique et de la religion est un critère de modernité pour les sociétés, c’est un enjeu de civilisation.
Quant à mon souhait sur cette réforme de la loi de 1905, dans le domaine cultuel, je suis un peu circonspect car la source du financement conditionne sur le plan idéologique. Les souscriptions nationales et internationales doivent être contrôlées et plus transparentes aussi en ce qui concerne la gestion des deniers des musulmans. La cour des comptes pourrait être l’organisme du contrôle de l’origine et du fléchage des fonds.
Pensez-vous que la Fondation de l’Islam de France et vous-même avez un rôle à jouer dans le chantier de l’organisation de l’Islam de France et peut-être même ailleurs ?
La mission de la Fondation de l’Islam de France est de promouvoir la connaissance du fait religieux musulman ainsi que l’histoire des civilisations et des sociétés musulmanes dans le respect du principe de laïcité. Elle vise donc à répondre au défi de la connaissance à rendre intelligible auprès du corps social le fait religieux musulman tel qu’il se présente aujourd’hui en France et dans le monde. J’ai très à cœur la réussite de cet enjeu de l’éducation, du social et de la culture afin que plus jamais le problème de l’islamisme ne se pose à la société française traumatisée par des attentats et des actions terroristes indignes. Notre vocation est d’arriver à banaliser, à apaiser le fait religieux islamique.
Quant au rôle d’exemple que la Fondation pourrait jouer ailleurs, son modèle est sans doute transposable mais en tenant compte des spécificités locales et propres à chaque pays. Si elle peut jouer un rôle culturel ainsi qu’au niveau de la prise en charge de l’éducation et de la jeunesse, certains pays pourraient s’en inspirer. Je pense au Maroc, à l’Algérie et à la Tunisie où il pourrait se créer des fondations analogues pour encourager une citoyenneté ouverte à l’altérité confessionnelle, comme cela doit se passer en France.
Quant à moi, j’ai déjà été audité à plusieurs reprises par l’Assemblée nationale et le Sénat. Je viens de prendre mes fonctions, pour l’instant je n’ai pas été contacté. Mais si tant est que l’on pense que mes avis soient judicieux, je suis à la disposition des parties concernées.
Justement quelles relations la Fondation entretient-elle avec les organisations représentatives de l’islam en France ?
Il y a une sorte de Yalta sur ce sujet ; à nous les questions culturelles éducatives et sociales et à elles les questions cultuelles. Bien sûr s’il s’agit de la formation des imams, nous le faisons déjà en soutenant la formation linguistique, aux valeurs de la République française et en islamologie par le biais de bourses universitaires et de formation et continuerons à le faire. Aucune force au monde ne pourra nous empêcher de le faire car nous voulons des imams ouverts, formés, épanouis, intelligents jusqu’à imaginer qu’un jour l’un d’entre eux puisse siéger sous la Coupole. C’est une ambition mais avant tout un enjeu de civilisation.
Toutefois nous ne désirons pas être vus comme une fondation élitiste dont l’utilité serait de donner des bourses aux doctorants qui soutiennent des thèses en islamologie, même s’il s’agit d’un domaine d’étude et de recherche prestigieux. Non, nous voulons également faire connaître et rayonner la culture de l’Islam, expliquer le fait religieux islamique qui n’est pas celui de certains des lieux communs de l’islamisme comme par exemple celui de l’interdiction d’écouter de la musique au risque de se voir transformer en chien ou en porc. Al Fârâbi (872-950), considéré dans la philosophe médiévale de langue arabe comme le second maître après Aristote, a été le premier musico-thérapeute au monde. Il soignait notamment la dépression par la musique.
Faire cela sans apparaître comme uniquement préoccupé par une forme d’élitisme et d’intellectualisme nécessite d’être sur le terrain, dans l’école primaire, le collège, le lycée, mais également au contact de la population. C’est le sens de notre projet d’université populaire itinérante (UPI) qui a pour objectif d’offrir une thérapie aux idées reçues par le biais de la parole partagée, de la conférence et du débat entre citoyens musulmans et non musulmans afin de crever les abcès, de désamorcer et apprivoiser les hantises et exorciser les peurs. Faire cela au plus près du terrain d’abord dans l’hexagone et ensuite dans les territoires ultramarins est une priorité de la Fondation.
Mais avec quels moyens financiers allez-vous mener ces projets ?
Aujourd’hui nous vivons de la générosité de nos premiers fondateurs et mécènes CDC habitat, Aéroports de Paris et la SNCF et nous leur en sommes reconnaissants comme nous le sommes à Jean-Pierre Chevènement qui a eu le mérite et l’intelligence d’installer et de permettre à la Fondation d’être en état de fonctionner et opérationnelle comme elle l’est aujourd’hui. Ma préoccupation majeure est de maintenir les frais de fonctionnement dans la proportion de 15 à 20 % des fonds distribués. Bien sûr, pour cela, il va nous falloir aller chercher du mécénat d’entreprise et privé. Actuellement le prince Aga Khan nous apporte un soutien financier pour le relèvement du niveau des études et de la recherche en islamologie, pour le campus numérique « Lumières d’Islam », ainsi que pour l’exposition « Europe, Islam, 15 siècles d’histoire » prévue en 2021-2022. La Fondation Total a également manifesté son intérêt pour nos activités et pour contribuer à nos projets.
L’objet de la fondation étant quasiment une cause nationale, les politiques pourraient aussi servir de relais dans la recherche de partenaires et de partenariats. À l’avenir, nous allons créer une double commission pour recevoir et sélectionner les projets. Nous devons absolument réussir et donc trouver des aides, de l’assistance. Toutes les bonnes volontés sont les bienvenues.
Les courants de l’islam sont-ils tous représentés dans vos activités ?
Oui, toutes les composantes de l’Islam sont présentes au sein de la Fondation. Il n’y a aucun ostracisme. Tous les projets sont recevables, quel que soit leur porteur. Les soutiens que nous apportons à la Fondation Conscience soufie ou à l’association ARIM qui œuvre à la renaissance du courant Mutazilite, en sont des exemples. Même le conflit sunnite-chiite qui n’a pas de continuité historique puisque la plus célèbre des universités de l’Islam sunnite, l’Université Al Azar du Caire a été fondée par un chiite et que les premiers califes abbassides doivent une part de leur bonne fortune aux chiites, n’est pas un obstacle. Personnellement je suis admiratif de la gnose et de la théosophie chiites. Nous avons aussi à comprendre les spécificités culturelles du tazieh qui commémore la mort de Hussein. En France, la proportion de musulmans sunnites et musulmans chiites est la même que dans le reste du monde, soit à peu près 10 %. Ils sont les bienvenus à la FIF. Le chiisme n’est pas un schisme.
Et quelles sont vos relations avec d’autres organisations et fondations comme l’IMA par exemple ?
Je suis toujours administrateur de la société des amis de l’Institut du monde arabe (IMA). Je souhaite donc créer des relations d’amitié et de respect entre notre Fondation et l’Institut du monde arabe. Mais il s’agit d’une institution laïque restreinte au monde arabe. D’une manière générale je ne souhaite pas que l’identification du musulman au seul monde arabe, perdure. Et encore moins dans le cadre des actions et des missions de la Fondation qui est ouverte à l’expression de tous les citoyens français de confession musulmane ou non et quel que soit leur pays d’origine et leur tradition. La Fondation de l’Islam de France est une fondation profane, elle exerce son action selon l’idéal démocratique et républicain, dans le respect de la laïcité.