Entretien avec Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation de l’Islam de France, le 26 février 2021, propos recueillis par la rédaction Oumma
Dans un entretien sur Oumma, Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation de l’Islam de France (FIF), dresse un bilan de son action. Sous son impulsion, plusieurs projets ambitieux ont été élaborés et mis en œuvre, conférant à cette institution, en l’espace de deux ans, une nouvelle dimension.
Vous avez été élu, en novembre 2018, président de la Fondation de l’Islam de France (FIF). Plus de deux après votre élection, quel bilan dressez-vous de votre action à la tête de cette institution ?
Tout responsable interrogé de la sorte dira que son bilan est positif, n’est-ce pas ? En ce qui nous concerne, nous avons œuvré dans un contexte financier et sanitaire contraint. La pandémie que nous subissons nous a obligés à nous consacrer à des tâches technico-administratives, et à redéployer quasiment toutes nos actions en numérique. En dépit de ces difficultés, nous sommes fiers de la poursuite de notre travail ; et notamment du soutien prodigué à la recherche islamologique, à la formation républicaine et civique des ministres du culte musulman, ainsi qu’au développement de notre campus numérique « Lumières d’Islam » et de notre Université Populaire Itinérante (UPI), entrée dans une réelle dynamique dans les territoires, avant de se muer en Université Populaire Digitale (UPD) du fait des contraintes évoquées plus haut.
A l’opposé de ces dérives dommageables, notre ambition est de faire de notre campus numérique « Lumières d’Islam » une université digitale de référence dans le monde francophone. Pour en faire à terme Le site web à même de donner des informations sûres et vérifiées à propos du fait islamique, et des nombreux sujets en rapport. Un chantier titanesque, il faut le reconnaître… Reste que, depuis la mise en service de ce campus, en janvier 2019, nous avons réussi à publier 250 vidéos, couvrant tous les champs civilisationnels de l’Islam. Ce travail aurait été impossible sans l’aide de nombreux universitaires, notamment islamologues, qui nous ont fait bénéficier de leur savoir comme de leur temps, que je remercie ici chaleureusement.
Mon prédécesseur à la tête de la FIF, Jean-Pierre Chevènement, avait mis – à juste raison – l’accent sur la science islamologique ; j’ai pris sur moi d’élargir les thèmes de notre université digitale aux aspects littéraires, poétiques et artistiques. Dans ce domaine esthétique, un partenariat avec la Fondation Aga Khan nous a permis de disposer de contenus pertinents, alors qu’un autre partenariat conclu avec la Fondation pour la Mémoire de la Shoah rendra accessibles des connaissances sur les liens trop méconnus unissant les membres de la famille abrahamique : ces relations judéo-islamo-chrétiennes entre « ombres et lumière » (c’est l’intitulé même de cette série de vidéos).
Quelle a été la contribution de la FIF à la recherche en islamologie que vous aspirez à développer et renforcer ?
En revivifiant la grande tradition savante de l’islamologie française, nous devons faire en sorte que cette science recouvre ses lettres de noblesse et redevienne une discipline de prestige. Est-il normal, en effet, que dans notre pays, on ramène l’appréciation de la religion islamique – qui a sous-tendu une civilisation impériale – à des considérations de certificat de virginité ?
Dans ce champ académique, notre contribution se traduit par le soutien apporté à la recherche, notamment par l’octroi de bourses à des doctorants et à des étudiants en master ; mais aussi par un effort de traduction, de vulgarisation et de diffusion des travaux les plus exigeants vers le grand public cultivé. Nous voulons ainsi sortir à terme le fait islamique d’une vision orientaliste étriquée, naguère mise au service de l’entreprise coloniale. Parce que nous sommes sûrs que l’islamologie – vecteur de connaissance et d’approche rationnelle du fait islamique – aidera à aplanir les difficultés actuelles.
Parmi les grands objectifs que se fixe l’institution que vous chapeautez, déconstruire les préjugés anti-musulmans revêt un caractère prioritaire. Comment trouver le bon équilibre pour à la fois lutter contre tous les raccourcis et autres discriminations sans pour autant verser dans un discours victimaire ?
Le discernement et la lucidité nous commandent de ne pas confondre les registres ni les temporalités. Depuis bientôt une décennie, une séquence de terreur a été inaugurée par les attaques du criminel Merah, et ponctuée par les épisodes dramatiques connus cet automne, de Conflans-Sainte-Honorine à Nice. Les attentats terroristes ont traumatisé notre nation convalescente et résiliente cependant. Heureusement, la digue n’a pas cédé… Mais l’idéologie identitariste de l’extrême droite s’affiche sur les réseaux sociaux et certaines chaînes de télévision. Un sondage récent, commandé par la Fondation du judaïsme français, illustre la grande défiance croissante des Français à l’encontre de leurs compatriotes musulmans.
Une certaine hostilité même, qui se traduit par une prise de parole publique, dans des débats emportés, saturés par des propos dépréciatifs vis-à-vis de la composante islamique de la nation, altère la cohésion sociale. Que faire face à cette situation épineuse ? Avant tout, il faut bien sûr condamner vigoureusement les dérives meurtrières, qui invoquent une appartenance religieuse islamique dévoyée. Sans s’enfermer dans une posture victimaire, il convient dans un second temps d’en appeler à la raison de chacun quant aux manifestations de rejet dont une partie des musulmans font l’objet. Ainsi, dans les cas d’agression avérée, faut-il saisir systématiquement la justice. Nous sommes, encore que je sache, dans un Etat de droit…
La Délégation Interministérielle à la Lutte Contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Haine anti-LGBT (DILCRAH) fait un travail remarquable et remarqué, mais – sans aucune concurrence victimaire, encore une fois – sa dénomination parle d’elle-même. Auquel cas, une instance, qui prendrait en charge l’émotion légitime des musulmans agressés, ne serait pas de trop. Certes, il ne faut pas segmenter, fragmenter la nation selon les appartenances confessionnelles et culturelles, réelles ou supposées. En ces temps de crise, il s’agit de rassurer toutes les composantes de la nation. On ne peut lutter sérieusement contre le radicalisme islamiste qu’avec le concours dévoué et loyal des musulmans de France.
La FIF met en avant sa « vocation profane, essentiellement culturelle, éducative et sociale », en soulignant qu’elle n’intervient pas dans le champ « religieux ». Est-il possible dans ces conditions de réformer l’islam et, selon vos propres termes, de le libérer des “clôtures dogmatiques”?
La vocation de la FIF est républicaine et laïque. Notre mission est de concourir aux politiques éducatives, culturelles et sociales, qui sont les meilleurs antidotes – à moyen et long termes – contre tous les maux issus des diverses radicalisations, à commencer par le wahabbo-salafisme.
En outre, lorsque nous soutenons la partie civique de la formation des ministres du culte musulman, nous contribuons à ouvrir leur horizon. En laissant davantage de place à la raison, ils s’affranchiront des enfermements doctrinaux et sortiront des « clôtures dogmatiques », en libérant l’esprit de sa prison. Dans son ensemble, notre programmation concourt à cette mission, de grands colloques en journées d’études. Nos travaux portent, par exemple, sur les rapports entre l’école mutazilite et l’orthodoxie sunnite, ou sur les philosophes musulmans hellénisants. Les grands enjeux de l’heure, tels que la liberté de conscience, la désacralisation de la violence, l’égalité entre les êtres humains, l’autonomisation du savoir par rapport à la Révélation, et de la connaissance par rapport à la croyance sont pour nous d’une importance capitale.
Liés entre eux, tous ces chantiers deviennent une priorité impérieuse. En complément, l’inclination pour les valeurs esthétiques et les humanités, la réappropriation de l’éthique d’auteurs, tels que Miskawayh (m.1030) et Tawhidi (m. 1023), la réactualisation de l’humanisme d’expression arabe en contextes islamiques – totalement oblitéré, effacé des mémoires, occulté, insoupçonné même – en le conjuguant avec l’héritage des Lumières européennes : tout cela constitue une voie particulièrement indiquée pour sortir enfin de l’ornière dans laquelle nous nous débattons.
Où en est votre projet d’une grande exposition intitulée « Europe, islam, 15 siècles d’histoire », qui était initialement prévue en 2022 ? Est-elle toujours maintenue en dépit de la crise sanitaire du Covid-19 ?
Politique au sens fort du terme, ce projet d’une exposition de grande envergure à Paris est toujours d’actualité. Il est temps, en effet, que nos concitoyens comme les touristes de passage puissent se rendre compte de la forte prégnance civilisationnelle de l’Islam en Europe, et notamment en France, tant au niveau des arts (culinaire, pictural, lyrique, etc) qu’au niveau de la contribution arabo-musulmane au corpus du savoir universel. Un important projet, que l’actuelle crise sanitaire nous a contraint à reporter, comme tant d’autres. Mais nous restons néanmoins mobilisés sur d’autres expositions, à l’échelle régionale. Au printemps prochain, l’une d’elles portera ainsi sur l’histoire de l’islam en France, du Moyen-âge à nos jours. Et l’itinérance de l’exposition que nous soutenons sur l’Emir Abdelkader reprendra dès que possible. Cette grande figure médiatrice entre l’islam et la France, hélas trop méconnue du grand public, se doit d’être honorée.
Quels sont ou seront, à court et moyen termes, vos autres axes forts et principaux outils de communication ?
En la matière, nous projetons des partenariats avec des radios communautaires et une école de musique arabo-andalouse, « L’Alhambra à Saint-Denis ». Nous lancerons aussi prochainement un grand festival annuel des cultures d’islam et une Web TV interactive sur nos thèmes de prédilection. Enfin, conformément à l’annonce du président de la République, le 2 octobre, aux Mureaux, notre projet phare sera l’édification de l’Institut académique d’islamologie appliquée, à créer en partenariat avec les acteurs universitaires idoines. Sans oublier notre présence renforcée sur les réseaux sociaux, incontournables désormais pour s’adresser à la jeunesse, nonobstant la qualité de l’information qui y circule.
Quel regard portez-vous sur les débats houleux qu’a fait naître, en interne, l’élaboration de la Charte des principes pour l’Islam de France ? Cette Charte s’imposait-elle à vos yeux ?
Se lamenter en multipliant les « on aurait dû, il fallait que… » ne sert à rien. J’aurais simplement souhaité que cette charte fût élaborée comme une production commune et spontanée des responsables musulmans, sur le modèle suivi en 2018 par les pasteurs protestants. Idéale, cette voie n’a pas été suivie. Le processus en cours autour de l’actuel projet de charte revient à une singularité injuste, mais nécessaire. Son caractère injuste réside dans l’injonction qui a été faite au seul culte islamique, mais elle relève néanmoins d’une nécessité impérieuse, notamment après les terribles événements de cet automne qui nous ont affligés.
En effet, cette charte aura au moins le mérite de tarir les logorrhées incessantes qui soutiennent l’incompatibilité irréductible des préceptes de l’islam et des principes de la République. Oui, réaffirmer que les valeurs de la tradition islamique sont en totale congruence avec celles de la République est de nos jours une exigence éthique et politique ! Si je me réfère au triptyque républicain, nous constatons que la valeur « fraternité » a toujours été omniprésente au cœur de la tradition islamique. Cette dernière y est enseignée à côté des valeurs magnifiant la bonté, la miséricorde, la solidarité, la magnanimité…
En revanche, les valeurs « liberté » « égalité » doivent y être réaffirmées avec force. Et je me réjouis que ce soit le cas, dans les débats intra-islamiques actuels, à travers la garantie de la liberté de conscience et le respect de l’égalité ontologique et juridique des personnes, pour enfin se hisser à la hauteur des exigences du progrès humain. Le respect de la loi fondamentale et le primat du droit positif sur toute autre considération religieuse nous feront sortir, une bonne fois pour toutes, des impasses. Lesquelles impasses sont entretenues par les discours caricaturaux et opposés – mais en fait convergents – des islamistes et des faiseurs d’opinion, contempteurs par principe d’un fait islamique qu’ils méconnaissent dans sa réalité, sa complexité et sa profondeur historique.
Propos recueillis par la rédaction Oumma le 26 février 2021