« L’Algérie et la France doivent regarder de manière constructive vers l’avenir »
Entretien réalisé par Aït Oumalek pour Algérie Monde Infos, 29 novembre 2018
A 78 ans, Jean-Pierre Chevènement reste un homme actif et attaché aux causes auxquelles il croit. Grand ami de l’Algérie, le président de la Fondation islam de France (FIF) évoque des questions aussi complexes que sensibles sans retenue ni esquive. Avec son franc parler habituel, il parle des missions et ambitions de la fondation qu’il préside depuis près deux ans, de la question de l’islam en France; mais surtout et longuement, des relations entre l’Algérie et la France.
Algérie Monde Infos : Pour commencer Monsieur le Ministre, pouvez-vous nous parler des missions et actions de la fondation de l’Islam de France que vous présidez ?
La fondation de l’Islam de France que je préside n’est pas une fondation religieuse mais une fondation laïque à vocation éducative, culturelle et sociale. Ses actions comprennent d’abord la formation profane des imams : nous les encourageons à obtenir des diplômes universitaires de formation civile et civique qui traitent notamment de la laïcité, du droit des cultes et des institutions républicaines de la société française. La deuxième action est le soutien à l’islamologie, la traduction d’ouvrages de penseurs et de réformateurs musulmans. Le troisième volet est la création d’un campus numérique qui va démarrer sous peu et qui permettra à tous nos concitoyens de confession musulmane ou non d’améliorer leurs connaissances sur l’islam : sa civilisation, sa culture, ses arts, son histoire etc. Il permettra également de connaître les notions qui fondent la République, parce que notre but est de faire des citoyens français. La quatrième grande action est l’exposition que nous préparons sur « Islam – Europe : quinze siècles d’histoire ». Il y a bien sûr des confrontations mais aussi des échanges fréquents et profonds. Peu de gens savent que plusieurs centaines de mots français viennent de l’arabe. Et puis nous avons des actions avec les scouts musulmans par exemple.
Vous aviez évoqué l’idée de la création d’une faculté de théologie musulmane en France, pouvez expliciter votre pensée et ses objectifs ?
Je pense effectivement ça serait une bonne chose qu’il y ait au niveau de l’université de Strasbourg une faculté de théologie musulmane. Puisqu’il y en a une pour les catholiques et une pour les protestants, je ne vois pas pourquoi il n’y en aurait pas une pour les musulmans. Ca serait en même temps une garantie d’objectivité et de scientificité par rapport aux enseignants qui ne sont pas toujours déontologiquement bien assurés. Ceci dit, je dois préciser qu’à la Fondation, on n’intervient pas dans le domaine religieux.
Monsieur Hakim El Karoui, qui est membre du conseil d’orientation de la fondation de l’Islam de France, a élaboré un rapport dans lequel il a fait des propositions sur la réforme, la structuration et la réorganisation de l’islam de France. Peut-on connaître votre opinion ?
J’ai lu ce rapport mais ce n’est pas le rapport de la fondation de l’Islam de France. C’est un rapport de l’institut Montaigne où travaille Monsieur Hakim El Karoui qui a abordé des sujets difficiles d’une manière courageuse puisqu’il dit les choses comme elles sont. Il fait des propositions qui à ce stade n’engagent que lui puisque, à ce jour, ni le Président de la République ni le ministre de l’Intérieur n’ont repris à leur compte ces propositions. Il y a l’idée d’un grand mufti, une sorte de conseil religieux qui a à sa tête un président. Ça pourrait être quelque chose de souhaitable. C’est aux musulmans de décider, moi je n’ai pas à m’immiscer dans cette question, ça serait contraire à ma déontologie. Je veux rester neutre.
Dans votre programme d’actions, la formation occupe une place centrale. La Grande Mosquée de Paris dispose d’un institut de formation. Y a-t-il une coordination entre vous, un échange entre les deux institutions ?
Nous n’évoluons pas dans le même champ. L’institut AL Ghazali de la Grande Mosquée de Paris est un institut de formation religieuse des imams alors que la fondation de l’Islam de France se borne à aider à la formation profane, c’est-à-dire à faire connaître les institutions de la République, ses valeurs, ce qu’il faut entendre par liberté, égalité et fraternité, mais aussi en quoi consiste la laïcité. C’est un espace commun où les citoyens décident ensemble de l’intérêt général, naturellement sans s’appuyer sur le dogme et sur la révélation qui sont propres à chacun, même si cette Révélation peut inspirer leurs actions.
Il y a un enseignement de formation civile et civique qui est donné dans une vingtaine d’universités, qui ne touche pas seulement les futurs imams mais aussi les futurs prêtres, les futurs rabbins et les futurs pasteurs. Ils ont intérêt à connaître les institutions du pays dans lequel ils exercent leurs ministères.
On prête au président de la République l’intention de réviser la loi de 1905. En votre qualité de président de la FIF, avez-vous été consulté ? Peut-on connaître votre avis sur cette réforme ?
Je dois répondre honnêtement, je ne suis pas dans le circuit et pour des raisons déontologiques parce que la fondation de l’Islam de France est une fondation laïque. Elle n’a pas à entrer dans cette consultation dont l’objet est religieux et concerne la structuration du culte musulman. La loi de 1905 dans ses grands principes, je ne crois qu’elle ne sera pas modifiée, simplement il s’agira sans doute de rendre plus attractives les associations cultuelles qu’elle prévoit. Ces associations cultuelles comportent des obligations de transparence et également des avantages fiscaux, mais je pense que c’est l’objet de la consultation qu’entreprend Monsieur Castaner, le nouveau ministre de l’Intérieur. Il vaudrait mieux que les religions utilisent les associations cultuelles que les associations de la loi 1901 qui restent très opaques dans leur fonctionnement.
Vous étiez président de l’association France-Algérie il y a quelques semaines encore. Quel regard portez-vous sur les relations entre les deux pays ?
Je connais l’Algérie depuis plus de cinquante ans, j’y suis très attaché et j’apprécie le peuple algérien, son courage, son hospitalité, sa chaleur. Je pense qu’il y a un lien très puissant entre la France et l’Algérie qui n’est pas seulement la nationalité que nous avons partagée mais par exemple la présence aujourd’hui sur le sol français d’un million et demi à deux millions de Franco-Algériens, c’est-à-dire des Français d’origine algérienne. Les choses ne sont plus ce qu’elles étaient jadis. Ce ne sont plus les ouvriers dans les usines, il y a beaucoup des médecins, de commerçants, d’avocats, de chercheurs, d’étudiants. Je pense que ce lien est un lien extrêmement important entre la France et l’Algérie. Il faut parler par ailleurs du français : un bon tiers des Algériens maîtrisent assez bien le français. En tous cas vous avez une certaine familiarité linguistique avec nous, ce qui aide beaucoup les échanges. Je crois qu’avec l’Algérie, les commentateurs sont souvent orientés par des préjugés qui nous font toujours voir le verre à moitié vide. Il faudrait voir aussi le verre à moitié plein. Tout ce qu’a fait l’Algérie depuis l’indépendance est trop mal connu : en matière d’éducation, de logement, d’infrastructures, d’organisation. L’Algérie a un Etat, une administration, d’ailleurs j’apprécie beaucoup la plupart des ministres algériens. Ce sont des hommes et des femmes de qualité, les préfets de wilayas aussi, qui sont l’équivalent de préfets chez nous, sont tout à fait haut niveau. C’est quand même une chance pour l’Algérie. Je l’ai dit quelques fois à mes amis journalistes algériens – qui, comme les journalistes français, sont quelquefois des râleurs professionnels – je leur dis vous avez un Etat qui a le mérite d’exister, c’est quand même très important alors qu’il y a tant d’Etats en Afrique par exemple qui n’ont que l’apparence d’un Etat. L’Algérie a un parcours méritoire d’autant plus qu’elle a dû affronter une période de crise paroxystique dans les années 90. J’ai bien connu l’Algérie à ce moment-là. Mon ami Redha Malek m’invitait quelques fois à Alger, il a malheureusement disparu. J’ai vu les souffrances de l’Algérie de près à ce moment-là, je me réjouis que l’Algérie soit sortie de cette période affreuse. Il faut dire que c’est largement grâce aux efforts du Président Bouteflika, on doit lui rendre cet hommage.
Les relations entre les deux pays sont marquées des périodes d’embellie et de froid. Comment voyez-vous l’avenir des relations à la lumière des évolutions enregistrées dans le traitement des différents dossiers ?
Concernant l’évolution des relations entre les deux pays, il faut dire que depuis l’indépendance de l’Algérie, il y a eu des périodes d’embellie puis il y a eu des périodes de dégradation. J’ai connu une période d’embellie quand j’étais ministre de l’Intérieur parce que nous avons ouvert largement l’octroi des visas en 1999 et à cette embellie a correspondu le voyage du président Bouteflika en France en 2000 et à la visite du président Chirac en Algérie. Puis les choses se sont gâtées à la suite du vote d’une loi malencontreuse dans sa rédaction, donc il y a eu une période de froid, puis les relations se sont réchauffées à nouveau avec le président Hollande lors de sa visite d’Etat en Algérie à la fin de l’année 2012. Je l’avais un peu préparée. Le président Hollande a donné, il faut le dire, beaucoup de consignes utiles pour que les relations soient resserrées entre nos ministres. Je pense qu’il ne faut pas que les lobbies de mémoire nous empêchent de nous rapprocher, de nous aimer. Je n’oublie pas ce qu’a été le colonialisme, en même temps l’Algérie s’en est libérée. La guerre d’Algérie est terminée depuis bientôt soixante ans et ceux qui veulent la continuer desservent à la fois l’Algérie et la France. Donc le bon travail, c’est celui que font un certain nombre de gens, je pense par exemple à notre haut représentant pour les affaires industrielles dans le domaine de la métrologie, de la sécurité alimentaire. C’est un travail qui peut aider au développement d’une économie algérienne moderne et diversifiée. Il y’a beaucoup de choses à faire entre la France et l’Algérie. L’association France-Algérie n’a que de petits moyens, mais nous distribuons un prix du premier roman algérien et un prix cinématographique. Nous organisons des colloques sur l’industrie ou quelquefois sur l’histoire et l’archéologie. Il faut dire que beaucoup de Français ne connaissent pas l’histoire de l’Algérie avant la période coloniale ni pendant la période coloniale. Il y a aussi des Algériens qui pensent qu’il ne s’est rien passé. Beaucoup de choses se sont passées dont des épisodes d’amitié qui ont été gommés souvent injustement. Pour l’avenir, je pense que nous avons besoin les uns des autres. Nous sommes dans une région du monde très compliquée. Nous devons nous aider, nous soutenir et avoir un dialogue franc d’égal à égal. C’est ce que je souhaite de mieux pour l’Algérie et pour la France.
Peut-on connaître votre analyse sur le dossier mémoire qui continue à marquer les relations entre les deux pays ?
C’est normal, l’Etat algérien s’est constitué contre la France au moment de l’indépendance. Les accords d’Evian ne se sont appliqués qu’imparfaitement. Ces accords ont été passés entre le gouvernement français et le GPRA de Benkhedda. Le GPRA de Benkhedda n’a pas pu les appliquer par ce qu’il n’était plus là, lui a succédé un gouvernement formé par Ahmed Benbella. J’ai bien connu cette période, elle était difficile car marquée par une double guerre civile. On ne peut toujours vivre sur le souvenir de ce qui nous a opposés. Il faut penser aussi à ce qui nous a réunis. Si on voulait refaire l’histoire longue, je ne vais remonter ni jusqu’à Jugurtha, ni à saint Augustin, mais il y a des périodes d’alliance entre l’empire ottoman et la France à l’époque de Barberousse, la flotte de Barberousse venait mouiller dans le port Nice. Nous étions alliés contre les Espagnols, contre le Saint Empire. Ces périodes, on les a un peu gommées. En même temps, il y a eu des périodes conflictuelles notamment durant la période de la conquête. Une conquête brutale, c’est une réalité qu’il faut reconnaître, une conquête violente. Et malgré tout il y avait des relations entre les Français et Abdelkader, qui était un grand homme à tous égards, un penseur, un mystique, un stratège, un homme d’Etat, un chef militaire. Une personnalité tout à fait exceptionnelle pour tous les officiers français y compris Bugeaud, le duc D’Aumale. Abdelkader a toujours su préserver ses amitiés avec notamment les ingénieurs français comme Ferdinand de Lesseps qui a fait ensuite le canal de Suez, et des gens en Algérie ont œuvré utilement à l’époque où Napoléon III pensait faire un royaume arabe. C’était la seule bonne idée pendant toute cette période : un royaume arabe qui les aurait acheminés vers l’indépendance par des voies moins brutales que ce qui s’est passé, car la guerre d’indépendance était également très violente. Et naturellement si nous restons exclusivement prisonniers de cette mémoire de la violence, nous n’aurons jamais une relation amicale et d’égal à égal qui est pourtant nécessaire pour les deux pays qui ont besoin l’un de l’autre. Il faut avoir conscience du passé, de tout le passé, avec ses ombres mais aussi ses lumières. L’Algérie est un grand pays qui a beaucoup d’atouts, elle a un peuple de 40 millions d’habitants. Il faut mettre en valeur les capacités dont dispose l’Algérie. Croyez-moi, si je ne suis plus président de l’association France-Algérie, c’est parce que je l’ai été près de huit ans, soit plus qu’un septennat. Je pense honnêtement que je dois céder la place à quelqu’un qui aime l’Algérie, qui est un homme politique connu en France et qui est apprécié pour son franc parler et son côté chaleureux. Il s’agit naturellement de mon successeur, Arnaud Montebourg. Il vaut mieux une personnalité de cette trempe que quelqu’un qui serait une sorte de fonctionnaire.
Êtes-vous optimiste pour les relations franco-algériennes ?
Je n’emploierais pas le mot « optimiste », mais je dirais « quand on veut on peut ». Et on peut faire beaucoup de choses entre la France et l’Algérie, l’Algérie va très loin dans le cœur de l’Afrique. L’Algérie est un pays de plus 2 380 0000 km2, grand comme cinq fois la France avec d’immenses potentialités, réserves et puis une diplomatie active que j’admire et qui a joué un grand rôle. J’ai bien connu Monsieur Lamamra, je connais bien Monsieur Messahel et je connais tous vos ministres des Affaires étrangères et beaucoup d’autres. J’ai noué une forte amitié avec le Premier ministre Sellal, j’apprécie aussi Monsieur Ouyahia, que j’ai connu quand il était Premier ministre. Ce sont des gens de grande qualité avec un sens élevé de l’Etat.
Je vous laisse conclure Monsieur le Ministre
Le message de l’amitié fraternelle : nous devons nous serrer les coudes, ne jamais céder à la mauvaise pente qui nous ramènerait toujours vers un passé d’affrontement. Nous avons dépassé tout cela, nous devons regarder de manière constructive vers l’avenir en sachant que beaucoup de choses reposent sur notre volonté.