«Sur l’islam, on muselle l’Etat français et on accepte l’œil d’Alger ou d’Ankara»

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« La Fondation combattra le salafisme et toute forme d’islamisme politique. La Ligue islamique mondiale connaît actuellement un moment de rupture, au sens hégélien, sous l’égide de son secrétaire général, Al-Issa, qui est un homme bien menacé par les salafistes, y compris dans son propre pays », assure le président de la Fondation de l’Islam de France.

L’Opinion, 17 septembre 2019 – Propos recueillis par Pascal Airault et Ivanne Trippenbach

Ghaleb Bencheikh : « Nous ramons avec un budget epsilonesque au regard des enjeux. Pour acheter des livres dans les bibliothèques des prisons, il faudrait quelque 100 000 euros. D’ici la fin de l’année, il nous reste 68 000 euros sur un budget global de 2,4 millions. En réalité, nous aurions besoin de 6 à 10 millions par an pour assumer ces défis essentiels. »

 

Islamologue et docteur ès sciences de l’université Paris-VI-Pierre et Marie Curie, Ghaleb Bencheikh préside la Fondation de l’islam de France depuis décembre 2018, après le mandat de Jean-Pierre Chevènement. Il siège au conseil des Sages de la laïcité et a publié de nombreux ouvrages sur le dialogue interreligieux.

La révision un temps envisagée de la loi de 1905 a été reportée sine die, pour un bien ?

La loi de séparation des églises et de l’Etat fonctionne bien. Mais il ne faut pas être frileux quant à la toiletter, puisqu’elle a été modifiée au moins 17 fois depuis 1907 ! Les articles techniques, en particulier 35 et 36, pourraient être complétés en matière de police des cultes ou de transparence dans le financement. De même, il peut être bon que des associations 1901 basculent dans le régime juridique de 1905. L’essentiel est que les fondamentaux sur cette séparation, ainsi que sur la liberté de conscience soient préservés.

 N’y a-t-il rien d’autre à réformer dans le régime des cultes ?

Il faut réfléchir au risque de rupture d’égalité constitutionnelle. En 1905, la sociographie religieuse du pays était très majoritairement catholique. Aujourd’hui, on se retrouve dans une situation où une partie des citoyens disposent de lieux de culte entretenus sur deniers publics, issus des impôts de tous, et d’autres parties (au pluriel) n’en bénéficient pas. Il ne s’agit pas d’enlever aux uns pour donner aux autres, mais de pallier une inégalité. Et ce, d’autant qu’il existe l’exception concordataire. On ne peut nous expliquer que la laïcité (qui implique l’absence de subventions publiques) est une exception française, que le Concordat (qui prévoit, entre autres, la rémunération des ministres du culte) est une exception dans l’exception, et que l’islam est une exception dans l’exception de l’exception.

Le 25 septembre, vous irez aux Bernardins. Comment les relations islamo-chrétiennes se portent-elles ?

Ces relations sont multiséculaires, depuis que la délégation des Chrétiens de Najran, ville du Yémen septentrional à l’époque, est venue voir le prophète à Médine pour célébrer l’eucharistie dans sa mosquée, jusqu’au Pape François se rendant à Rabat pour saluer les relations de l’Eglise avec l’islam. Il est essentiel que deux composantes de la nation se retrouvent sur des valeurs, en congruence avec celles de la République.

Des forces politiques ciblent pourtant l’islam au nom d’un «combat de civilisation»…

C’est paradoxal. Il n’y a jamais eu autant de tensions, de frictions, voire de rivalités entre les religions. On voit réapparaître le qamis des salafistes et la soutane des prêtres. En même temps, il existe une prolifération d’associations et d’instances de dialogue islamo-chrétiens. Nous sommes à la croisée des chemins. Il faut espérer que les femmes et les hommes de bonne volonté fassent basculer du côté de la compréhension et de l’entente.

De nouvelles élections au CFCM pourraient voir émerger des courants salafistes (Yvelines, Seine-Saint-Denis…). Les pouvoirs publics doivent-ils accepter ces interlocuteurs ?

Nous vivons un double paradoxe. Le premier est que l’Etat n’a pas à s’immiscer dans les affaires des cultes, et pourtant il est fondé à attendre des interlocuteurs sérieux, probes, compétents et qui fassent respecter les valeurs de la République. Or ces interlocuteurs, hélas, ont failli. Ils sont coupables de la situation actuelle. Sans dire qu’il y a une relation de cause à effet, in terminis, on s’est retrouvé avec la violence aveugle du terrorisme des Kouachi et Coulibaly, le radicalisme et l’offensive wahabo-salafiste. Alors que fait-on ? Le second paradoxe, tout aussi navrant, est qu’on se drape, à juste titre, dans la loi de 1905 pour empêcher l’Etat de se mêler des cultes, et en même temps on accepte l’ingérence d’Etats étrangers. C’est une atteinte à la souveraineté nationale. On ne peut pas museler l’Etat français et accepter l’œil d’Ankara, l’influence du palais royal ou des services secrets algériens qui ont sévi lors des deux dernières décennies ! Ce résultat de l’incompétence et de l’incurie du CFCM est déplorable. Cela laisse la voie libre à des manœuvriers qui ont prise sur une religion française. On ne peut plus accepter des mouvements contrôlés par l’étranger et qui nous déplaisent. Pour l’heure, ni le CFCM qui s’accroche à sa position, ni les pouvoirs publics, ni l’opinion ne s’accommodent de courants dont la vision du monde n’est pas conforme à celle de la République.

L’arabe est l’une des six langues onusiennes. C’est une langue de diplomatie, comme l’anglais, le français, l’espagnol, le russe et le chinois. Dire que l’arabe est la langue du communautarisme n’a pas de sens.

Où en est la formation des imams ?

La Fondation de l’islam de France hérite de profondes carences… Nous ne devons pas nous installer dans une logique «d’importer» des imams du Maroc ou d’Algérie. Quelle mouche a bien pu piquer les autorités sous le quinquennat de François Hollande, de sous-traiter la formation des imams à l’étranger sans qu’on ait un droit de regard sur les programmes ? Ils se forment en autarcie. Ils sont à l’écart de la société française, de son droit et de son histoire. Former les formateurs fait partie de la mission culturelle, dite profane, de la Fondation. Il faut que les cadres religieux musulmans connaissent l’histoire de France, les institutions républicaines, la philosophie, la laïcité et la désintrication de la religion d’avec la politique comme un acquis de la modernité. Il faut qu’ils connaissent la geste de Roland, même si elle n’est pas tendre vis-à-vis du prophète, parce qu’elle fait partie de notre patrimoine. Un imam français érudit finira par siéger sous la coupole de l’Institut de France, suivant en cela Mgr Lustiger ou Mgr Dagens. Nous aurons à terme des imams formés à Bac+5 comme le sont les autres ministres des cultes. Nous soutenons actuellement une centaine d’imams sur deux ans, avec une allocation passée de 500 à 700 euros. Mais il y a 2 500 lieux de culte musulmans en France. Le plus grand voyage commençant par un pas, on fait les premières enjambées.

Cette formation laïque et culturelle doit-elle devenir obligatoire ?

Il le faudrait. Mais quelle instance octroierait le diplôme d’imam ? L’université n’est pas dans son rôle, la Fondation n’est pas agréée pour le faire. Tout repose sur la volonté de l’imam de venir compléter sa formation théologique. Un bel exemple nous est donné par l’imam de Brest qui avait déclaré qu’écouter de la musique changerait les jeunes garçons en porcs. Il a suivi ce cursus. Comme lui, quiconque apprendra que le premier à avoir instauré un conservatoire dans l’histoire européenne est le poète Ziryab, qui a cheminé de Bagdad à l’Andalousie au IXe siècle. De grands penseurs orientaux ont rédigé des traités fondamentaux de musique. Al Fârâbî (872-950), surnommé le deuxième maître après Aristote, était musicothérapeute. Al Kindi (801-873), l’un des premiers théoriciens de la musique, a forgé le nom musica. L’art musical, le raffinement, l’hédonisme caractérisaient la civilisation islamique.

La connaissance de la civilisation arabo-musulmane semble faire défaut en France. Les programmes scolaires sont-ils assez bien pensés, par exemple pour l’apprentissage de l’arabe ?

C’est inexplicable ! L’arabe est l’une des six langues onusiennes. C’est une langue de diplomatie, comme l’anglais, le français, l’espagnol, le russe et le chinois. Dire que l’arabe est la langue du communautarisme n’a pas de sens. L’arabe est la langue du cérémonial des cours, du droit, de la philosophie, de la science et de la poésie. Elle est lyrique, suggestive, et ouvre les imaginaires. Nous privons nos concitoyens de la beauté de cette langue. De manière pragmatique, nos services de renseignement doivent la maîtriser. Pour le commerce, c’est un atout formidable à développer avec la Méditerranée et le Moyen-Orient. Enfin, c’est un sujet de civilisation humaine, ne serait-ce que pour comprendre la psyché de celui qui nous fait peur. C’est à l’Etat d’assumer cela dans le cadre de ses missions régaliennes. Le ministre de l’Education nationale actuel a fait des déclarations dans ce sens.

Que fait la Fondation en matière éducative ?

Nous voulons créer des lycées «La Concorde» où l’on dispensera un enseignement conforme au programme de l’Education nationale, augmenté de l’apprentissage de la langue arabe et de l’histoire de la civilisation islamique. Il s’agirait en particulier d’extraire des enfants issus de milieux criminogènes, où règnent la drogue, la délinquance ou le salafisme, et de leur proposer un internat. Lors des débats citoyens de nos universités populaires itinérantes, des mères de famille nous demandent de sauver leurs enfants, de les ouvrir à la connaissance et à la culture. Qui sait aujourd’hui qu’au XIVe siècle, le mathématicien al-Kashi a trouvé les seize chiffres après la virgule du π, ou qu’il a étendu le théorème de Pythagore à tous les triangles ? Un élève de 4e qui sait cela peut colmater les brèches, voire les failles identitaires. Cela fait partie de la mission de la Fondation d’œuvrer à ce que la jeunesse musulmane recouvre dignité et fierté.

Aidez-vous les aumôniers des prisons, des hôpitaux et de l’armée face à la radicalisation ?

Dans l’aumônerie pénitentiaire, nous avons contribué au financement d’une formation. Celle-ci s’adresse aux imams pour qu’ils sachent comment répondre et réagir face aux détenus radicalisés. C’est un travail titanesque. Mais, selon la formule de Lamartine, « la grandeur du dessein, la petitesse des moyens, l’immensité du résultat sont les trois mesures du génie de l’homme ». Nous ramons avec un budget epsilonesque au regard des enjeux. Pour acheter des livres dans les bibliothèques des prisons, il faudrait quelque 100 000 euros. D’ici la fin de l’année, il nous reste 68 000 euros sur un budget global de 2,4 millions. En réalité, nous aurions besoin de 6 à 10 millions par an pour assumer ces défis essentiels.

Le gouvernement traîne-t-il des pieds ?

Disons que je ne désespère pas que la situation s’améliore. On sait que nous nous démenons. Nous sommes l’unique instance qui tient la route et qui s’investit dans la transparence la plus totale, dans un esprit républicain. A tel point que nous sommes pris en tenaille entre ceux qui voient en nous des «inféodés au pouvoir» ou «crypto-athées», et ceux qui se disant laïcistes nous voient comme le cheval de Troie de l’islamisme radical.

Vous animez une conférence avec la Ligue islamique mondiale le 17 septembre, alors que la Fondation de l’islam de France est censée combattre le salafisme…

La Fondation combattra le salafisme et toute forme d’islamisme politique. La Ligue islamique mondiale connaît actuellement un moment de rupture, au sens hégélien, sous l’égide de son secrétaire général, Al-Issa, qui est un homme bien menacé par les salafistes, y compris dans son propre pays. Le discours qu’il tient en Occident est le même que celui qu’il tient en arabe à La Mecque : il est conscient des ravages provoqués par l’idéologie wahhabite et il opère depuis 2016 un virage à 180 degrés. Il n’y a aucune raison de ne pas l’entendre et de ne pas l’accompagner dans cette évolution. La liberté de conscience, l’égalité entre les êtres humains par-delà le sexe et les options métaphysiques, la désacralisation de la violence, le respect de la loi fondamentale et des normes culturelles des pays où les croyants musulmans sont citoyens et résidents avec la reconnaissance de l’altérité confessionnelle, sont autant de sujets qui nous tiennent à cœur. Il est important que des dignitaires religieux musulmans l’affirment et s’engagent pour les défendre et les promouvoir.

Le voile est une manière d’affirmer son identité à travers une reconnaissance physique ostensible, avec l’obsession de la norme religieuse comme un marqueur fort. C’est une réaction au sentiment, réel ou supposé, d’être «mal aimé».

Les musulmans dénoncent-ils assez le terrorisme ?

Il existe une double injonction curieuse dans le fait de demander aux musulmans de se fondre de manière caméléonesque dans le corps national, sans pouvoir exprimer de particularisme, et de leur demander, en même temps, de se déterminer comme musulman pour fustiger la violence djihadiste. Le 17, nous réunissons des hiérarques musulmans, juifs et chrétiens ainsi que des responsables laïques pour dénoncer le terrorisme, affirmer l’égalité femme-homme et la liberté de conscience. Des intellectuels, chercheurs, journalistes prendront la parole. Nous signerons un mémorandum d’amitié entre Juifs, chrétiens et musulmans à Paris. Après cela, il n’y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre.

Y a-t-il un mouvement de sécularisation de l’islam dans le monde arabe ?

Après la décennie noire en Algérie et d’autres révolutions dans le monde arabe, les indicateurs montrent que ce mouvement est en marche dans les pays arabo-musulmans… Cela prend du temps et s’explique car les populations ont été meurtries par les exactions de l’islamisme politique et la violence. Dans les années 1990, à Alger, les manifestants criaient le poing levé : « un Etat islamique ». Aujourd’hui, le symbole des manifestations d’Alger est la danseuse classique Melissa Ziad, tandis qu’à Oran les femmes ont expulsé des islamistes des cortèges… Dans le même temps, les mœurs restent conservatrices, le voile est une réalité alors que jusqu’à la révolution iranienne de 1979, l’affaire était réglée à Kaboul, au Caire, à Casablanca… C’est un moment de tension, comme le bolchevisme, qui devrait finir par disparaître.

Le voile suit-il le même chemin en France, où il a partie liée avec l’exercice de la liberté ?

C’est une manière d’affirmer son identité à travers une reconnaissance physique ostensible, avec l’obsession de la norme religieuse comme un marqueur fort. C’est une réaction au sentiment, réel ou supposé, d’être «mal aimé» : mon père a rasé les murs, je crierai haut et fort d’où je viens. Tant que des différences de traitement existeront, tant qu’on pardonnera l’antisémitisme de Yann Moix tout en refusant de pardonner un tweet de Mennel Ibtissem, cela ne s’arrangera pas.