Voile : « Il faut déculpabiliser les consciences ! »
Ghaleb Bencheikh était l’invité de L’Heure des pros animée par Pascal Praud sur CNews, le mardi 29 octobre 2019.
Il répondait aux questions de Pascal Praud, Gilles Verdez, chroniqueur, auteur, Jérôme Béglé, directeur adjoint du magazine Le Point, Gilles-William Goldnadel, avocat, essayiste, et Arnaud Ardoin, journaliste.
Verbatim
Pascal Praud : Que pensez-vous du climat actuel en France et de l’attentat de la mosquée de Bayonne ?
Ghaleb Bencheikh : Les tensions que vit notre pays ne datent pas que d’hier soir. Il y a sans doute une convulsion paroxystique qui est arrivée il y a quelques semaines, et peut-être même il y a 30 ans avec l’affaire de Creil. Comme citoyen, républicain, je ne veux pas ajouter de la polémique à la polémique, de la surenchère verbale, de l’acrimonie. Il ne faut pas en arriver à la conflagration vers laquelle nous allons à petits pas selon certains, à bas bruit selon d’autres. Vous ne m’entendrez jamais tenir des propos irresponsables comme le font certains relayeurs d’opinion.
Une crise ne se dénoue que lorsqu’elle atteint son paroxysme : l’attentat de Bayonne en est un. Et ce n’est pas parce qu’il s’agit d’une mosquée. Un lieu de culte quel qu’il soit – synagogue, pagode, temple, église – sous la voûte commune de la laïcité, ne doit pas être attaqué.
Pascal Praud : Partagez-vous l’analyse de Jean-Luc Mélenchon ? Y a-t-il une hystérie autour de l’islam et des propos nauséabonds autour de cette religion ?
Mon attachement est d’abord à la Nation. Nous avons pâti d’un islamisme radical, politique, d’un extrémisme violent. Nous avons connu une annus horribilis, 2015, et les idées wahhabo-salafistes nous ont minés. Hélas, et cela ne minimise pas ce que je viens de dire, dans le tintamarre auquel nous avons assisté, des prises de parole irresponsables ont glissé de la condamnation de l’islamisme politique au fait d’être musulman in globo.
Pascal Praud : A qui pensez-vous ?
On avait le 28 septembre dernier lors d’une convention dite de toutes les droites un rhéteur de piètre qualité oratoire qui a affirmé qu’il y avait un choix à faire entre l’islam et la France…
Pascal Praud : Le débat sur le voile est-il un bon débat ? Un faux débat ?
Le débat doit être d’abord et surtout intra-islamique. Je déplore que les théologiens, les intellectuels, les philosophes musulmans n’aient pas pris cette affaire à bras le corps. Les passages sur le voile ne sont pas aussi clairs que ça.
C’est un bon et vrai débat, mais il faut savoir le mener avec intelligence, raison, objectivité et sans passion.
Pascal Praud : Sans passion ? C’est difficile puisque c’est un point de cristallisation.
Raison de plus pour ne pas perdre la raison !
Pascal Praud : Quel est votre avis sur le voile ?
D’abord, la République a manqué d’autorité il y a 30 ans de cela. Le ministre de l’Education d’alors s’est défaussé sur le Conseil d’Etat et le Conseil d’Etat a fait du droit au lieu de faire de la politique. Ensuite, revenons-en aux faits, indéniables : dans les sociétés musulmanes, à partir des années 1920 et jusqu’à la Révolution de Khomeiny et la collusion avec le wahhabo-salafisme, ces affaires de voile étaient réglées. Dans les années 1960-70, je mets au défi quiconque trouvera une jeune fille allant à l’école ou à l’université voilée. Et je parle des sociétés musulmanes !
Pascal Praud : Que s’est-il passé pour qu’on en soit là 40 ans plus tard ?
Il y a eu de la démission, de la lâcheté, des calculs politiques partout ! Quand on voit ce qui a été investi dans la fameuse politique des Grands frères, la politique de la Ville, alors que la Fondation de l’Islam de France doit quémander parce qu’elle a des moyens epsilonesques pour laisser place à l’éducation, la culture, la connaissance, pour qu’on se réapproprie l’islam aristotélicien qu’on a effacé des mémoires ! C’est comme cela qu’on gagne la bataille des idées ! Il faut extirper des consciences apeurées et culpabilisées l’offensive islamiste salafiste.
Pas plus tard qu’aujourd’hui, nous entendons encore que le voile est une prescription religieuse…
Pascal Praud : Qui a déclaré que le voile était une prescription religieuse ? Le CFCM ?
Ce sont les déclarations de ce que je pourrais appeler « un synode » qui s’est tenu au lendemain de la rencontre entre le Président de la République et des hiérarques musulmans du CFCM. Je ne veux pas aller dans les polémiques, mais il se trouve que cette instance qui n’a aucune compétence théologique s’est prononcée sur ce sujet – d’une manière que l’on a d’ailleurs du mal à comprendre : on nous dit à la fois que c’est une prescription religieuse et que pour celles qui ne le portent pas, ce n’est pas bien grave. Eh bien non ! A un moment donné, il faut déculpabiliser les consciences !
Arnaud Ardoin : C’est une parole qu’on entend très peu sur les plateaux de télévision.. Votre discours, très équilibré, est-il minoritaire ? La communauté musulmane et les gens qui appartiennent à ce mouvement wahhabo-salafiste vous jettent-ils des pierres ?
Premier point : je ne reconnais qu’une seule communauté nationale d’un destin commun au sein de laquelle il y a des composantes. Mais je peux aussi bien évoquer la communauté musulmane, comme la communauté des joueurs de boule…
Sur le second point, pardonnez les propos prétentieux qui peuvent sous-tendre ce que je vais dire mais un Erasme, un Campanella, un Bacon, un Rousseau étaient peut-être seuls quand ils ont commencé à parler ! Même si je reçois des pierres, je dis ce que je crois être juste. Mais nous ne sommes pas seuls.
Jérôme Béglé : Mais alors sur quels fondements ou écrits religieux arrivent-ils à affirmer que le voile est une prescription religieuse ?
Nous n’avons pas le temps pour un colloque ad hoc ! Je dirais qu’il y a d’abord, hélas, l’obsession de la norme religieuse qui commence à nous gagner maintenant. Il y a aussi le fait d’épuiser les questions d’identité, laquelle est multiple et sédimentée, pour les réduire à un unique aspect religieux. Il y a également les relations hommes-femmes, qui étaient pourtant harmonieuses et épanouies dans la civilisation islamique. N’oublions pas qu’il y a eu trois grands Empires : ottoman, safavide et moghol. Si l’on savait ce qui se passait dans les jardins sous Tamerlan à Samarkand, à Tachkent ou à Cordoue, à Séville !
Pascal Praud : Vous semblez dire que l’inculture qui règne dans certains milieux fait que la religion est détournée de ses origines.
Je ne semble pas le dire, je l’affirme. L’antidote est la culture, l’éducation, les belles lettres, les beaux arts, l’acquisition du savoir, l’intelligence hybride du coeur et de l’esprit.
Pascal Praud : Quelle réaction face à ces femmes qui ont visité le Sénat aujourd’hui, certaines portant le voile, alors même que le Sénat examine une proposition de loi visant à renforcer la neutralité religieuse dans le cadre scolaire ?
Ma réaction est simple : je n’entrerai jamais par effraction dans la conscience des femmes. Je suis très attaché à la liberté et je respecte le choix de ces femmes. Mais de grâce, qu’on ne justifie pas le port du voile par des considérations exclusivement religieuses ! On peut trouver d’autres considérations, mais l’élévation spirituelle n’est pas nécessairement médiatisée par un tissu.
Gilles-William Goldnadel : Vous dites que le voile est d’abord un débat intra-islamique. Mais que pensez-vous du regard des Français non musulmans ? Qu’il s’agisse du regard des féministes, d’un regard culturel ou même identitaire ? Quelle est votre appréhension ?
La sagesse recommande de tenir compte de la psychosociologie ou de la psyché collective française. La société française, à tort ou à raison, a bénéficié – ou pâti pour certains – d’un mouvement de sécularisation. Petit à petit, la société est également allée vers l’égalité ontologique et juridique entre les hommes et les femmes, laquelle reste d’ailleurs à parachever sinon nous n’aurions pas aujourd’hui un Secrétariat d’Etat qui lui est consacré.
Je comprends donc cette crainte à l’égard du voile, même si elle pousse parfois à l’hystérie : on peut défendre une cause juste mais on s’y prend mal et on dessert ainsi, par l’outrance langagière, ladite cause juste.
Jérôme Béglé : Comment se fait-il qu’il n’y ait pas, aujourd’hui en France, une voix ou une instance représentative qui puisse imposer une lecture du texte, du Coran, qui s’imposerait à tous ?
Dans l’obédience sunnite de la tradition islamique, il n’y a pas d’autorité cléricale, il n’y a pas de structure pontificale. Chez les chiites il y a un clergé mais il n’est que d’ordre académique et pas d’ordre sacerdotal, ce qui peut régler certaines choses mais pas celle-là pour l’instant. Cette absence d’autorité centrale est concomitamment une source de bonheur, car la relation au divin est directe, il n’y a pas besoin d’un directeur de conscience, c’est une question d’intimité de la conscience précisément : je n’ai pas besoin d’un quelconque intercesseur. Et en même temps, c’est une source de problèmes inextricables pour peu que l’on ait des Savonarole des temps modernes, c’est-à-dire ceux qui crient plus fort que les autres. Or, on a toujours plus radical que soi, plus ultra, et ainsi le glissement vers les radicaux s’opère et malheureusement se matérialise même parfois par des attentats inacceptables.
Alors que faut-il faire ? A travers l’histoire, il y a eu ceux, selon la formule, qui ont su « lier et délier », sous entendu l’écheveau des questions théologiques et religieuses. De nos jours, on n’a pas ça.. Eh bien il faut que des hommes et des femmes – et je suis ravi que Kahina Bahloul soit la première femme imam – avec leur autorité, leurs compétences, leurs prises de parole sérieuses, nous fassent sortir de l’incurie organique à laquelle nous assistons maintenant.
Pascal Praud : Avez-vous le sentiment que beaucoup de musulmans adhèrent à ce que vous dites ? Qu’ils pourraient se retrouver dans ce que vous venez de dire ? Allez-vous voir les jeunes qui peuvent être en difficulté et ont besoin d’entendre ce que vous dites ?
A la Fondation de l’Islam de France, nous avons institué l’université populaire itinérante. Nous nous rendons de ville en ville, de cité en cité, pour parler avec eux. La prochaine est à Epinay-sur-Seine le 5 novembre à 18h30 à l’espace Lumière. Il faut apprivoiser les peurs, exorciser les hantises, domestiquer les angoisses, bref, crever l’abcès !
Pascal Praud : C’est cette parole dont la France a besoin aujourd’hui ! Ce que vous dites est trop rarement dit.
La France pourrait être à feu et à sang et les plateaux télé invitent des imams ignares qui, titillés sur la burqa, ne savent même pas répondre ! Je ne dis pas que tous les imams de France sont ignares, loin de là, mais malheureusement certains imams autoproclamés viennent nous dire qu’écouter de la musique nous transformera en singes ! La parole publique engage, il faut être responsable et sérieux.
Arnaud Ardoin : Ce que vous dites est un message de réconciliation, de paix et d’unité. Laurent Hénart explique que le danger aujourd’hui ne passe plus par les mosquées mais par l’islam des caves, un discours plus informel. Le confirmez-vous ?
Le danger vient aussi de ce que j’appelle « Cheikh Google » qui décrète des fatwas. Dans cette déshérence culturelle, cette indigence intellectuelle, on se tourne vers internet où il y a à boire et à manger. Il y a un défi, et je lance ici un appel à tous mes concitoyens : aidez-nous à gagner la bataille de la connaissance et de l’instruction !
Pascal Praud : Avec qui avez-vous envie de débattre d’islam ?
Avec quiconque ! Le débat doit être ouvert avec quiconque a envie d’en sortir par le haut. On n’est pas seul détenteur de la vérité absolue.