La Fondation de l’Islam de France au service de l’amitié civique – Sa déontologie
Par Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation de l’Islam de France, le 17 septembre 2018.
La création de la Fondation de l’Islam de France devenue effective le 5 décembre 2016 répond à un objectif simple : il s’agit de rompre avec le regard misérabiliste porté en Occident sur tout ce qui est musulman : pour suivre Jacques Berque, « Voir les Arabes non pas avec le regard misérabiliste et dépréciatif du colonialisme, mais les voir comme ils se voient eux-mêmes : d’anciens conquérants, peut-être aujourd’hui déchus, mais se sachant les héritiers de prestigieuses civilisations… »
L’humiliation, la discrimination jouent certainement un rôle dans la relation dégradée qui s’est souvent instaurée entre Français musulmans et non musulmans, caricaturés dans le verlan des banlieues, en « Rebeus » et « Céfrans ».
De l’autre côté répondent l’exacerbation du sentiment victimaire et le ressentiment.
En faisant connaître l’Islam et ses civilisations sur une base objective aussi scientifique que possible, la FIF entend combattre les préjugés antimusulmans, faire reculer l’esprit de discrimination mais aussi débonder la cuve à ressentiment, restaurer chez les musulmans « l’estime de soi » et favoriser chez les non-musulmans un regard où la compréhension, la considération et l’aménité prendraient toute leur place. Bref, il s’agit de substituer au regard post-colonial, s’il a survécu à la colonisation, un regard républicain, c’est-à-dire d’égal à égal. Il ne s’agit pas de cultiver la repentance, mais simplement une conscience exigeante, sans rien cacher des ombres mais aussi des lumières qui ont marqué notre histoire commune.
Le ressentiment se fonde certes sur des causes exogènes objectives (l’humiliation coloniale, le racisme, la discrimination) d’où résulte un sentiment victimaire souvent exacerbé. Il ne faut pas dissimuler que le ressentiment a aussi des causes endogènes (l’interprétation salafiste et violente de la religion islamique – le concept ancien de « dhimmi » fondant encore des législations discriminatoires à l’égard des non-musulmans (en matière de droit matrimonial ou successoral par exemple).
La FIF entend réagir contre le racisme et les discriminations aussi bien que contre l’exacerbation du sentiment victimaire. Tâche infiniment difficile mais digne d’une conception exigeante de la laïcité dans une France que je qualifierais pour ma part de « post-impériale » autant sinon plus que « post-coloniale ».
Cette action sur les mentalités n’exonère en aucune manière la République de ses devoirs dans l’accès au Savoir, à l’emploi, à une vie digne de tous ses citoyens, bien sûr incités à faire l’effort de mériter ce nom. D’où l’importance de ce que j’appelle avec un zeste d’esprit provocateur le « djihad laïque », apprendre à tous les citoyens à « penser par eux-mêmes », c’est-à-dire souvent contre eux-mêmes, lorsqu’il s’agit de se déprendre des préjugés.
Faire des citoyens, cet objectif résume la vocation de la FIF appliquée aux musulmans de nationalité française aussi bien qu’aux citoyens d’autres confessions ou philosophies, incités à substituer au regard néocolonial, quand il subsiste, un regard républicain. Cette vocation incombe, bien sûr, à toutes les institutions de la République et d’abord à l’École.
La FIF a une vocation profane, essentiellement culturelle, éducative et sociale. Elle n’intervient pas dans le « religieux ». Mais elle ne méconnait pas les incidences d’une philosophie républicaine sur la pratique de l’Islam. La frontière peut se révéler poreuse entre la culture et le culte. Qui pourrait soutenir que la culture, dans toutes les civilisations, ne s’abreuve pas, en amont, à des sources religieuses ?
Ensuite, à travers l’enseignement des valeurs républicaines (liberté de conscience, autonomie du jugement, égalité devant la loi, mais aussi égalité des chances pour tous, autant que faire se peut, fraternité civique, etc.), la FIF sculpte en creux une conception de la religion musulmane compatible avec la République.
La FIF n’approche l’étude du fait religieux musulman que sous les auspices de la scientificité. Elle se veut toujours objective dans ses descriptions. Elle s’abstient de tout prosélytisme religieux. Elle s’adresse à tous les citoyens de la même manière, quelle que soit leur confession, musulmane ou non-musulmane. Elle vise à diffuser sur l’Islam un savoir objectif.
L’Islam c’est aussi une histoire, l’histoire de la Révélation mohammadienne dans l’Arabie antéislamique, un désert parsemé d’oasis sous le ciel étoilé, mais aussi un univers habité par des hommes, dont il faut connaître l’organisation sociale en tribus, les croyances païennes ou juives, voire chrétiennes et enfin les relations avec les Empires ou royaumes voisins : Byzantin, Sassanide, Yéménite, Abyssin, etc. De cet environnement, Jacqueline Chabbi nous a fait une description circonstanciée et objective. L’Histoire est une discipline qui tend à la scientificité. Le regard de l’anthropologue éclaire celui du théologien.
L’histoire de l’Islam, déchiré dès la mort de Mahomet entre ambitions rivales et guerres de succession, nous permet d’entrer autrement dans le texte de la Révélation, dont la forme écrite ne se fixera qu’à la fin du VIIIème siècle de l’ère chrétienne (second siècle de l’Hégire). C’est, dès les années qui suivent la mort de Mahomet, l’envol de l’Islam aux quatre coins du monde. La première mondialisation à l’échelle de l’Eurasie, de l’Espagne aux confins de la Chine. Force de la religion. Force du « Croire ». Effritement du monde ancien. Succession des califats- omeyyade, abbasside, fatimide… Califat des Almoravides et des Almohades au Maroc en attendant la dynastie chérifienne. L’Islam doit s’adapter à la diversité du monde. Il fonde pour cela des Empires : seldjoukide, moghol, mamelük, ottoman, marocain etc., crée des écoles juridiques et laisse s’épanouir à ses franges d’autres écoles, d’autres formes du « Croire ». C’est un raffinement de civilisations, une explosion des sciences et de la littérature à travers l’expansion de la langue arabe, poétique entre toutes.
Renan, dans sa célèbre controverse avec Al-Afghani, soutient que l’Islam laisse s’épanouir la science et la philosophie tant qu’il n’est pas majoritaire au sein des sociétés qu’il domine, c’est-à-dire jusqu’au XIIIème siècle. Al-Afghani lui répond que l’Islam est encore jeune. Il est né cinq siècles après le christianisme. Il faut laisser à l’Islam le temps de faire ses preuves. Al-Afghani à travers Mohamed Abdou est le père lointain de la « Nahda ». Après que la première Nahda a été étouffée, prisonnière des rets de la guerre froide, y a-t-il une chance de voir s’épanouir une seconde « Nahda » c’est-à-dire une nouvelle Renaissance, en terre d’Islam ? Il n’est pas dit que l’Islam soit condamné, face à l’Occident, à une forme de régression identitaire. Il peut, au contraire, trouver le moyen de « ne pas être infidèle à l’avenir » tout en restant « fidèle à ses sources » (J. Berque).
Étudier le fait religieux musulman, c’est prendre conscience de son unité civilisationnelle en même temps que de sa diversité historique, à l’image du monde qu’il a recouvert (cf. La mosaïque de l’Islam, par Suleiman Mourad). L’historicité enseigne la diversité qui prêche pour la tolérance. Concilier l’Islam avec l’esprit de recherche, l’autonomie du jugement et l’adoption de la méthode cartésienne n’est donc pas impossible.
Il faut délivrer l’Islam comme toutes les autres religions, de l’esprit de superstition, de ce que Ghaleb Bencheikh appelle « les clôtures dogmatiques. »
Ce n’est pas à la FIF d’intervenir dans les affaires d’une religion. Aussi bien ses statuts ne le lui permettent-ils pas.
Mais sa vocation est suffisamment large pour l’autoriser à œuvrer dans le chemin du Savoir et ainsi, de frayer la voie à tous les défricheurs de l’avenir.
Un horizon de progrès partagé est ce qui manque le plus pour fonder le dialogue de l’Islam et de la modernité. Les religions croient à l’au-delà. Elles ne croient pas forcément au progrès sur la terre. Et pourtant elles ont été, d’un point de vue moral, un progrès dans l’Histoire de l’Humanité et peuvent l’être à nouveau, si elles s’avèrent capables de cette double fidélité dont parlait Jacques Berque.
Le dialogue interreligieux peut être fécond. Il met en commun ce qui en effet est commun. La foi, la miséricorde ici appelée charité, la fraternité. Les Arabes ne sont pas seulement les héritiers des Grecs, entre l’antiquité et l’occident médiéval serait juste mais réducteur. Il y a un socle commun « abrahamique » à l’Islam et au judaïsme et au christianisme, deux religions qui lui ont préexisté.
Nul ne peut faire à la place des musulmans le travail de réinterprétation des textes à leurs yeux sacrés. C’est un travail de soi sur soi. Mais un œil extérieur amical peut faire voir à tous l’humanité, la beauté, l’élévation. Mettre en valeur ce qui est rare et précieux aussi bien que ce qui est commun aux trois religions monothéistes.
La FIF a choisi d’agir sur plusieurs axes à la fois. Favoriser une connaissance objective du fait religieux. C’est l’objet du Campus numérique « Lumières d’Islam ».
Relever chez les musulmans l’estime de soi et chez les non-musulmans la considération due à l’Islam, seconde religion monothéiste du monde. Ce sera l’objet d’une grande Exposition : « Civilisation musulmane, civilisation européenne, quinze siècles d’Histoire ».
Pour aider à l’émergence et au rayonnement d’un Islam des Lumières, il existe un point d’entrée : élever le niveau de formation des imams, aumôniers et cadres religieux. Elle ne peut le faire que dans le domaine profane. Mais une Fondation culturelle adossée à une religion ne peut que contribuer à ce que les musulmans dans le cadre de leurs propres institutions religieuses relèvent le défi que la modernité lance à l’Islam. Rêvons de ce que pourrait être, des rivages de l’Atlantique aux abords de la Mer de Chine un Islam qui aurait « épousé son temps » selon le mot que le général de Gaulle appliquait jadis à la France.
Avec le lancement de son Campus numérique, la Fondation de l’Islam de France à la fin de cette année disposera d’un outil qui sera précieux aux musulmans mais aussi à tous ceux qui veulent mieux connaître l’Islam dans toute sa richesse, en dehors des schémas simplificateurs et manichéens de l’idéologie salafiste. La déontologie de la Fondation de l’Islam de France, après deux ans d’existence, est claire. Son respect évitera à la Fondation de l’Islam de France les traverses qui résulteraient immanquablement d’une définition insuffisamment précise de ses objectifs et de ses règles de fonctionnement. En se conformant à cette déontologie, la Fondation de l’Islam de France remplira pleinement sa mission qui est de prévenir les surenchères et de favoriser l’amitié civique entre tous les Français, quelle que soit leur religion.
Jean-Pierre Chevènement