«La « salafisation » des esprits nuit à la spiritualité ».

Réforme essai2

Réforme, l’hebdomadaire protestant d’actualité, 5 décembre 2019.

Entretien avec Ghaleb Bencheikh, propos recueillis par Claire Bernole.

Manifestation contre l’interdiction du voile à l’école © PASCAL DELOCHE / GODONG
Manifestation contre l’interdiction du voile à l’école © PASCAL DELOCHE / GODONG

Les courants fondamentalistes labourent la société française depuis plus de trente ans. Des musulmans se lèvent pour les combattre, à l’image de l’islamologue engagé Ghaleb Bencheikh et de sa fondation.

Le programme est ambitieux. Née de la terreur semée par les attentats de novembre 2015, la Fondation de l’Islam de France (FIF) a pour mission de contrer l’islamisme par la connaissance et la culture. Elle affiche ainsi une triple vocation : éducative, culturelle et sociale. En aucun cas religieuse. L’organisme affiche d’ailleurs clairement sur ses moyens de communication qu’il est laïc.
Depuis le début 2019, Ghaleb Bencheikh en est le président. Cet islamologue, dont Réforme avait fait le portrait au moment de sa prise de fonction, poursuit sur sa lancée. Aussi déterminé qu’érudit, il semble bien décidé à ne rien lâcher face à des instances musulmanes qui, à ses yeux, entretiennent des positions confuses et contradictoires (voir l’interview ci-dessous).
La FIF se donne, entre autres, pour missions de renforcer la formation profane des imams, d’expliquer le fait religieux islamique en France et de mettre en lumière les liens entre la France et l’islam. Sur le terrain, elle promeut le développement de la recherche en islamologie et soutient des projets culturels. Elle est à l’origine de « Lumières d’islam », premier campus  numérique sur l’islam qui partage sur la Toile des ressources pédagogiques destinées aux enseignants pour aborder le fait religieux en classe.

Le président a affirmé que le voile « n’était pas conforme à la civilité [française] mais « n’était pas son affaire ». Devrait-il afficher une doctrine claire ?
Emmanuel Macron incarne l’État et l’État s’abstient de prendre position sur les questions qui relèvent de la théologie et de la pratique religieuse, islamiques en l’espèce. Afficher une doctrine claire doit être d’abord l’affaire des hiérarques musulmans. Ils doivent tenir des propos responsables et faire en sorte que la cohésion nationale soit possible. Pour autant, dans les domaines qui relèvent de la loi républicaine, l’Etat doit arbitrer pour que cesse cette focalisation maladive sur le voile.

Que pouvez-vous répondre à ceux qui font le lien entre islam et islamisme ?
Je ne suis pas de ceux qui prétendent que les deux n’ont rien à voir. L’islamisme, c’est l’idéologisation de la religion islamique à des fins politiques. Or, on ne peut pas considérer le Coran comme la Constitution de l’État ni même comme un Code civil. Personne ne peut prétendre gouverner selon le désir politique de Dieu et imposer sa vision à ses semblables. En revanche, ceux qui assimilent islam et islamisme accréditent la vision la plus rigoriste et extrémiste de l’islam là où nous devons, précisément, dénoncer une idéologie politique qui n’a rien à voir avec une religion fondée sur des traditions apaisées et harmonieuses, empreinte d’une spiritualité élévatrice.

Selon vous, existe-t-il un islam politique en France ?
On assiste à une « salafisation » des esprits, au sein de la jeunesse en particulier, et à une sorte de pénétration plus insidieuse de ces idées chez d’autres. Le résultat est, de fait, une obsession de la norme religieuse au détriment de la spiritualité. Cela s’est opéré en raison d’une offensive de courants rigoristes et fondamentalistes qui ont travaillé la société française sur le terrain durant plus de trente ans. J’ajoute que la tâche leur a été facilitée par nombre de politiques, sur un plan local, qui ont subventionné, et continuent de le faire, des associations sportives, culturelles, d’aide aux devoirs ou autres, tenues par des salafistes ou des Frères musulmans, et ce par pur clientélisme électoral.
Il y a donc du fondamentalisme, du rigorisme et un certain entrisme, voire un début d’offensive politique dont il faut contrecarrer l’influence et l’action. Il y a aussi des pratiques politiciennes auxquelles il est urgent de mettre fin.

Entre des propos qu’on pourrait qualifier d’islamophobes et un militantisme que certains taxent d’angélisme ou d’islamo-gauchisme, une parole nuancée sur le voile peut-elle encore se faire entendre ?
Je n’en suis plus sûr. Nous sommes en pleine contradiction interne. J’entends une contradiction intra-islamique. L’instance censée gérer le culte musulman en France et lutter contre le communautarisme – comme on l’a entendu après qu’elle a été reçue par le Président de la République –, affirme que le voile est une « prescription religieuse » mais que celle qui ne le porte pas n’est pas moins musulmane, et cela sans aucune légitimité théologique. C’est à cause de ces cafouillages à répétition que les crises se succèdent. Dès lors, le politique n’a d’autre choix que de faire évoluer le droit pour régler ces problèmes.
A force d’inaction, on laisse à la fois le salafisme contaminer notre jeunesse, et se désinhiber une parole de haine et de détestation (plus que de peur) à l’encontre de l’islam. Certains citoyens musulmans n’en peuvent plus. Ceux-là deviennent la proie facile des idéologues, de ceux qui ont un contre-projet, l’islamisme politique. C’est pour cela qu’il faut mettre un terme au débat.

Sommes-nous face à un échec de compréhension entre deux cultures, voire un échec du « modèle » d’intégration « conjugué à la crise que vit l’islam », selon les termes d’Emmanuel Macron ?
Je n’aime pas parler de modèle d’intégration. On n’intègre pas des citoyens dont les aïeux ont en outre payé le tribut du sang et de la sueur pour défendre et construire notre pays. Y a-t-il un choc des cultures ? Je ne connais qu’une culture nationale ! Hybride, certes. Y a-t-il du séparatisme ? Oui, c’est indéniable.
Le communautarisme est un mot qu’il faudrait définir. S’il s’agit d’accoutrements improbables, de comportements inacceptables, de discours intolérables, de ghettoïsation qui confine à la sécession, c’est grave et c’est un communautarisme qu’il faut combattre. L’autorité revient à la République.
Mais si on pense que nos concitoyens musulmans se liguent d’un seul bloc en une sorte de « communauté » à l’intérieur de la communauté nationale pour défendre des droits individuels et faire entendre des revendications communautaristes, c’est totalement faux. Il y a des officines spécialisées dans le genre, mais il n’y a pas plus divisés et fragmentés que les Français musulmans, et les musulmans tout court.

Dans quelle mesure un islam mieux structuré répondrait – du moins en partie – au problème ?
Il y répondrait en grande partie. Précisions d’abord que les musulmans n’ont pas besoin d’être représentés. Ils ne sont représentés que politiquement, comme citoyens, par le Parlement. Qu’il y ait des instances s’occupant de l’organisation de la pratique cultuelle est nécessaire. Nous avons besoin d’instances sérieuses, dirigées par des personnes compétentes, intègres, ayant la volonté de servir l’intérêt général et de nous faire sortir de l’ornière.
De plus, nous assistons à un double paradoxe. L’État français n’a pas à se mêler, en vertu de la loi, de l’organisation du culte, en l’occurrence islamique. Cependant, d’autres États, loin d’être démocratiques, s’ingèrent dans la gestion de l’islam de France. Ce n’est pas normal, c’est une question de souveraineté.
Second paradoxe : l’État français a besoin d’interlocuteurs, mais lesdits interlocuteurs n’arrivent pas à se structurer. Or, l’Etat est fondé à vouloir trouver une solution. Nous assistons à une incurie organique, structurelle. En fait, il n’y a pas de curie alors qu’il en faudrait une.

Qu’auriez-vous à proposer ?
Nous avons besoin d’hommes et de femmes sérieux, probes, engagés, formés, ayant pour seul dessein le bien commun. Je ne dis pas que cette incurie est la cause de l’émergence des Coulibaly, des Kouachi ou des Merah, mais du fait de leur inaction et de leur incompétence, nous nous sommes retrouvés avec un terrorisme abject sur notre sol.
Y a-t-il une effervescence intellectuelle et théologique pour dirimer les thèses fondamentalistes ? Proposer une solution en adéquation avec notre époque ? Rien ! L’encéphalogramme est plat.

Pouvez-vous rappeler le statut du voile dans l’islam ?
Sur le statut du voile, je ne peux vous donner qu’un avis parmi d’autres. Dans la cacophonie récente du Conseil français du culte musulman (CFCM), on a entendu le président par intérim dire qu’il s’agissait d’une prescription religieuse tandis que l’un de ces prédécesseurs affirmait que le voile ne faisait pas partie des fondements canoniques de la foi. Cela vous donne une idée des divergences à ce sujet !
On peut gloser sur les nuances entre obligation, injonction, prescription, recommandation et simple conseil. De mon point de vue, ce n’est qu’un conseil donné aux femmes dites « de bonne extraction », à un moment de la vie des primo-musulmans, de ramener sur elles leur mante « afin d’être reconnues pour ne pas être offensées ». Il faut faire la lecture de ces deux versets jusqu’au bout ! On y découvre alors un élément contextuel. Précisons également que le mot « voile » n’a jamais été utilisé. Il s’agit d’une sorte de tissu, d’étoffe, d’étole, de fichu ou de cape que les femmes portaient à l’époque.

D’autres versets coraniques parlent-ils du voile ?
Il existe un troisième verset qui concerne celles « qui n’escomptent plus aucun mariage ». Le Coran dit qu’elles ne seront point blâmées si elles ne couvrent pas leurs atours. Mais ce sont surtout les deux versets évoqués précédemment qui sont utilisés pour tenter de justifier la nécessité d’être voilée.
Le fait de s’enchaîner à la référence scripturaire, qui plus est étoffée de seulement trois versets sur 6236, ne dénote pas un rapport intelligent au texte. En outre, si le port d’un voile était une obligation, sa violation serait passible de sanctions, d’un châtiment divin, comme c’est le cas pour les injonctions claires : ne pas voler, ne pas tuer, ne mentir… On peut donc en conclure que nous avons affaire à un simple conseil.