Vent de sécularisation sur le monde arabe ? Ces pays qui commencent à se détourner de la religion
Ghaleb Bencheikh était interviewé par Atlantico suite à une étude réalisée par l’Arab Barometer pour la BBC selon laquelle un vent de sécularisation souffle sur plusieurs pays du monde arabo-musulman.
Atlantico : Selon cette étude, entre 2013 et 2018/2019, le nombre de personnes se déclarant « sans religion » dans le monde a plus que doublé en Tunisie, en Algérie et au Maroc. On constate également une forte hausse dans les pays comme la Libye et l’Égypte. Comment expliquer ce phénomène alors que les islamistes s’implantent dans la plupart de ces pays ?
Ghaleb Bencheikh : Je pense qu’en Tunisie et maintenant en Algérie, il y a un vent de liberté qui souffle. Aussi, y a-t-il moins de contraintes, moins de pression communautaire et l’administration affaiblie n’est plus captatrice de la conscience des citoyens. Lorsqu’on est sorti manifester contre la dictature, contre la tyrannie, les mots d’ordre sont plutôt laïques. Ceux qui ne se reconnaissent pas dans une foi quelconque, et encore moins dans la tradition religieuse islamique, osent désormais s’exprimer.
Il me semble que c’est le mouvement de la sécularisation qui commence à gagner. Peut-être davantage pour contrecarrer l’excès de l’islamisme politique, toujours avec cette idée que le suffixe « isme » étouffe la racine. Il y a une sorte de retour du balancier : un moment donné on a saturé l’espace de religiosité et cela a joué comme un repoussoir. Maintenant, les gens n’ont plus peur d’aucune structure de quelque ordre que ce soit. Outre le chaos libyen, longtemps les Frères musulmans ont préempté le débat en Egypte et ailleurs sur les questions spirituelles : la réaction en face est donc logique ; les cas tunisien et algérien n’en sont pas étonnants non plus.
Assiste-t-on à une sécularisation comme elle existe dans le monde occidental ou bien s’agit-il d’autre chose ?
À ce niveau, il n’est pas certain qu’il faille distinguer monde occidental et monde arabo-musulman. C’est la mondialisation qui est à l’œuvre : on regarde les mêmes chaînes de télévision, les mêmes mécanismes médiatiques sont en marche. Avant, on n’osait pas afficher son incroyance ou son agnosticisme : ce n’est plus le cas. Même si on professe une foi, elle n’est pas nécessairement traduite par une pratique ostensible. Peut-être est-ce aussi le cours naturel de l’histoire, certains l’affirment.
Alors qu’un pays traditionnellement laïc comme la Turquie s’oriente toujours davantage vers un régime plus conservateur sous la houlette d’Erdogan, peut-on voir dans ces statistiques la possibilité d’une sécularisation du monde musulman ?
Du côté turc, on a pensé longtemps que la laïcité était poussée à l’extrême. On aurait parlé à l’époque presque de laïcisme belliqueux antireligieux. D’aucuns auraient pu parler, si on utilise le vocabulaire propre à la France, de laïcards qui pourchassaient ou qui gênaient les hommes et les femmes de foi. Erdogan lui-même disait : « mes propres filles ne pouvaient pas aller à l’université en Turquie parce qu’elles portaient le voile et étaient contraintes d’aller étudier aux Etats-Unis ».
Erdogan est venu comme un revanchard avec une vision conservatrice, voire islamiste modérée, à supposer que ce ne soit pas oxymorique. Peut-être avec la prise de la mairie d’Istanbul par l’opposition, on se rendra compte que même s’il y avait une embellie économique, même s’il y avait de grands travaux réalisés, même si la vie économique et sociale avait dû s’améliorer pour le citoyen, l’essentiel, en particulier au niveau de la liberté de conscience, était encore à faire. Cela ne devrait pas se concrétiser par une théologisation de la politique ni par une politisation de la théologie. La collusion des deux ordres œuvre toujours pour un profit de la politique et jamais pour celui de la religion. Les choses sont encore mouvantes sur le sujet. Peut-être qu’à un moment donné, elles se stabiliseront vers davantage de sécularisation, un peu à l’image de ce qui se passe dans le monde en général. C’est peut-être une évolution naturelle. Ceux qui voudront croire et afficher une appartenance confessionnelle ne seront pas nécessairement sous la pression communautaire, qu’ils soient ou pas majoritaires.
Est-ce qu’il y a en France chez les personnes de culture musulmane un mouvement de retour vers leur religion ou plutôt celui de la laïcisation et de sécularisation, si l’on veut être plus précis ? Quel est le mouvement en France et comment l’expliquer ?
On serait à dix pour cent de la population française d’une composante qui serait de tradition religieuse islamique. Sur ces dix pour cent (c’est-à-dire 6,5 millions), il y a une minorité agissante dans la revendication politico-identitaire (l’Histoire est faite par les minorités) qui affiche de manière ostentatoire son appartenance religieuse par des effets vestimentaires et alimentaires, etc. Il s’agit d’une revendication au sens strict du terme : le coup de poing du burkini il y a deux jours à la piscine de Grenoble en témoigne. Néanmoins, la majorité de cette composante vit normalement, en ayant subi le flot de la sécularisation dans la société française à l’œuvre depuis bien avant les histoires de 1905. Par moments, c’est vrai – notamment durant le jeûne du Ramadan – on se redécouvre un temps de vie intense, une vie spirituelle et on s’éloigne d’un mode de vie licencieux. Encore une fois, la majorité de cette composante islamique de la nation vit naturellement une citoyenneté partagée avec le reste des autres composantes en se reconnaissant compatriotes.