« Toute religion qui fuit le débat se vulnérabilise »

Marianne

Entretien de Ghaleb Bencheikh donné à Marianne, 25 janvier 2019. Propos recueillis par Etienne Girard.

Le nouveau patron de la Fondation de l’Islam de France entend « réconcilier la nation tout entière avec sa composante islamique ». Sans rien céder de ses convictions républicaines et progressistes.

Téméraire et aventureux ? Pour accepter de prendre la tête de la Fondation de l’Islam de France (FIF), à la suite de Jean-Pierre Chevènement, Ghaleb Bencheikh doit être un peu des deux. Quand on fait figure de référence de l’intelligentsia musulmane, il y a en effet plus confortable que de plonger les mains dans le cambouis d’une institution publique et profane, sans grands moyens financiers. Une structure qui poursuit en plus le projet colossal de « substituer l’amitié civique aux peurs réciproques » entre l’islam et la République. « Résolu et enthousiaste », corrige avec placidité l’islamologue en nous accueillant dans ses locaux de la rue Saint-Dominique (Paris VIIe ). « Avec l’objectif de réconcilier la nation tout entière avec sa composante islamique. Et si c’est un sacerdoce, on y va quand même », ajoute-t-il de sa douce voix.

Sur le papier, le fils de cheikh Abbas, recteur de la Grande Mosquée de Paris de 1982 à 1989, a le profil idéal. Agé de 59 ans, cet homme de médias, qui anime depuis 2000 l’émission « Islam » sur France Télévisions, est à la fois un spécialiste de cette religion unanimement respecté, un croyant et un républicain aux idées claires. Pour la première fois depuis sa prise de fonctions, en décembre dernier, il s’est longuement confié à Marianne sur sa mission, mais aussi sur le fondamentalisme islamique, le voile ou la formation des imams. Sans jamais perdre de vue cet objectif si pressant qu’il déroule avec cette sérénité qui le caractérise : « Que le fait islamique soit abordé de façon banalisée dans notre pays, sans crispation, ressentiment, ni méfiance ».

Marianne : Il semble de plus en plus difficile de parler sereinement d’islam dans notre pays. Comment comptez-vous réussir là où tous les responsables publics – ou presque – ont échoué ?

Ghaleb Bencheikh : Par l’éducation, l’éveil, le dialogue. Bien sûr, la tâche est titanesque. Je l’aborde avec une grande humilité, mais aussi détermination. Lorsqu’on a des convictions, je pense que ça devient une affaire de courage – ou de couardise – d’y aller. On ne peut pas rester complice, par l’inaction, de ce qu’on dénonce par ailleurs. Nous arrivons aujourd’hui à un tournant, après l’annus horribilis 2015. Il faut stopper la spirale de la tragédie.

Sous Jean-Pierre Chevènement, la Fondation s’était fixée pour objectif de promouvoir un certain « Islam des lumières ». Sur quelles valeurs souhaitez-vous vous appuyer ?

Les valeurs qui guident la Fondation correspondent au triptyque républicain – liberté, égalité, fraternité. Nous souhaitons aussi promouvoir la bienveillance, l’ouverture sur l’altérité ainsi que la pluralité des différentes options métaphysiques. C’est l’obsession de la norme religieuse ou de la pratique rituelle qui fait que l’esprit n’est pas ouvert. Je suis convaincu que l’étude et la connaissance des belles lettres de la culture islamique sont les meilleurs antidotes contre le radicalisme et l’extrémisme.

Pour s’accorder sur un remède, ne faut-il pas d’abord se mettre d’accord sur le constat et ses causes ?

En effet, et mon constat est sévère. Il y a aujourd’hui quatre « i » qui hystérisent les débats dans notre pays : immigration, insécurité, identité, islam. Des tueries de masse ont eu lieu. Il y a un enchevêtrement de causes qui nous ont amenés à cette situation explosive, certaines intrinsèques à la religion islamique, d’autres extrinsèques. Aucune d’elles n’épuise le sujet. S’il faut en privilégier deux, je retiens la lecture sociale et la lecture théologique, parfois de façons mêlées.

En quoi les débats théologiques internes à l’islam ont-ils contribué à la situation présente ?

Ils se sont superposés sur la question sociale. Il y a des musulmans dans notre pays qui sont prolétarisés, ghettoïsés, marginalisés, « banlieusardisés ». Et puis dés-islamisés. Aujourd’hui, on assiste à un ré-islamisation de néophytes, qui sonne comme une revendication politico-identitaire. Une offensive fondamentaliste a pris pour cible la jeunesse. Des doctrinaires et des prédicateurs viennent leur tenir des discours simplistes, du style : « Ta vie ici-bas est ratée, il faut que tu t’insurges ». Un jeune homme avide d’action et frustré d’une société de consommation ne peut qu’adhérer à ce type de discours qui le mobilise. Ses failles identitaires sont alors comblées par un surinvestissement dans l’habit, la barbe et une obsession de la norme religieuse. Ils pensent : « Tu fais telle chose, tu vas jouir des délices paradisiaques, telle autre, tu vas périr en enfer ». Il n’y a pas plus abêtissant que de raisonner avec cette dichotomie.

Parmi les acteurs du monde islamique au sens large, vous êtes l’un des seuls à vous montrer critique à l’égard du port du foulard. Pensez-vous, comme Emmanuel Macron, que « le voile n’est pas conforme à la civilité dans notre pays » ?

Cela fait longtemps que je le clame. Je pense fondamentalement que le voile est une régression, une atteinte à la dignité humaine dans sa composante féminine. Je continue à croire que ce n’est pas cela, l’élévation spirituelle. Ce n’est pas parce qu’on a vu quelques touffes de cheveux ou la chevelure d’une jeune fille qu’elle va périr par le feu de l’enfer et que nous allons fantasmer. En plus, c’était une affaire réglée dans le monde islamique. En Algérie, dans les années quarante, les écoles de confession islamique étaient mixtes et les institutrices n’étaient pas voilées. Si vous me pardonnez l’impudeur de parler de ma famille, ni ma mère, ni ma sœur, respectivement épouse et fille du grand recteur de la grande mosquée de Paris, n’étaient voilées. Cette régression a accompagné l’offensive wahhabite et la révolution de Khomeiny en Iran. Je ne parle même pas des cas de fillettes. Ceux-là relèvent de la maltraitance et il faut saisir les services sociaux.

Soutenez-vous l’interdiction du port de signes religieux pendant le futur service national universel, pour les jeunes de 14 à 16 ans ?

La loi de 2004 sur l’interdiction du port de signes religieux à l’école a permis, pour le service public, d’endiguer un peu la déferlante fondamentaliste qui a commencé à gagner bon nombre de nos classes. Bien sûr, l’idéal eût été de ne pas avoir à légiférer, mais la prise de responsabilité n’a pas eu lieu au niveau des hiérarques musulmans. De la même façon, je considère que pendant le service national, quand on est un citoyen en devenir, il vaut mieux renoncer à arborer des effets vestimentaires particuliers et porter l’uniforme commun.

Parmi les acteurs du monde islamique, vous êtes également un des seuls à affirmer qu’il y a bien un rapport entre l’islam et le terrorisme islamiste. Pourquoi, selon vous ?

Pour certains musulmans, c’est l’écroulement d’une croyance d’une vie. Nous avons toujours cru que la tradition religieuse islamique était une tradition de bonté, de miséricorde, de générosité, d’hospitalité, de bienveillance. Et on tue au nom de cette tradition ! Ça paraît insupportable. D’autres n’arrivent pas à assumer. Mais je ne suis pas sûr qu’on puisse sortir de l’ornière en déclarant simplement : « halte à l’amalgame, tout cela n’a rien à voir avec l’islam » ou bien « l’islam est une religion de paix ». Eh non, malheureusement. C’est une religion. Elle a ses bons aspects, mais il y a aussi ce qui pousse à être fanatique. Si l’on ne travaille pas à expurger cela, on continuera à avoir un dialogue de sourds qui ne trouvera pas la sortie de crise. C’est une affaire de responsabilité. C’est le préalable pour pallier tous les problèmes.

Les solutions doivent-elles passer par une réforme de la loi de 1905 ?

A la Fondation de l’Islam de France, nous nous concentrons sur les aspects civilisationnels. Cela dit, si on me consulte, je donnerai mon avis. Je pense qu’il ne faut pas toucher aux principes fondateurs de la loi ni à ses articles fondamentaux. La loi de 1905 est la clé de voûte de nos institutions. Pour autant, cette loi a déjà été toilettée. Je n’ai pas envie que l’ensemble des citoyens participe à l’entretien des lieux du culte d’une partie des citoyens, mais je suis pour le principe constitutionnel de l’égalité. S’il faut modifier quelques articles techniques de la loi pour que toutes les religions soient traitées de la même façon ou pour assurer plus de transparence, pourquoi pas.

A la Fondation de l’Islam de France, vous délivrez des bourses qui permettent à des responsables musulmans de suivre des diplômes d’université de formation civile et civique dans une vingtaine d’universités. Peut-on imaginer que ces formations deviennent obligatoires pour les imams ?

La difficulté, c’est le choix de l’autorité qui définit le statut du ministre du culte. Pourquoi pas passer par une reconnaissance obligatoire du ministère de l’Intérieur ? Mais cela devrait concerner les ministres du culte de toutes les religions. Je ne sais pas si c’est envisageable. A la Fondation, nous souhaitons avant tout que la formation des imams marche sur ses deux pieds. D’abord, qu’ils soient bien formés sur les aspectes cultuels, même si ce n’est pas notre domaine. Il y a certains imams autoproclamés qui ne savent même pas ce qui s’est passé au 15e siècle quant à la diversité des écoles théologiques. L’autre pied, c’est celui des sciences humaines. Nous devons aider les imams à avoir ce complément de formation pour qu’ils connaissent le patrimoine culturel français, l’histoire de la France, les institutions républicaines. C’est indispensable s’ils veulent devenir des citoyens ordinaires, apaisés, épanouis.

Pour avoir dit que « l’islam doit se soumettre à la critique, à l’humour », la journaliste Zineb El Rhazoui reçoit de nombreuses menaces, dans le plus grand silence des responsables musulmans. La soutenez-vous et comprenez-vous ce silence ?

A chaque fois qu’un être humain est atteint dans son intégrité physique et morale pour ses idées, c’est un scandale. Donc personnellement, je suis solidaire de Zineb El Rhazoui. Elle a tout à fait le droit de dire ce qu’elle a envie sans qu’elle soit menacée de mort. Cela doit être un absolu. Apparemment, bon nombre de responsables musulmans se sont tus – hormis Mohamed Moussaoui. Ce silence est coûteux. Toute doctrine, idéologie, religion qui fuit le débat, esquive le choc des idées, se vulnérabilise. Si on pense être dans le vrai, il faut accepter la critique de façon sereine. Il faut même en être demandeur. Je ne comprends pas ce silence et je dis qu’il est décevant.