« La jeunesse algérienne a su débusquer le piège de l’islamisme politique »
Entretien de Ghaleb Bencheikh à El Watan, le 1er février 2020.
Propos recueillis par Asma Bersali.
Asma Bersali : Avec tout ce qu’a vécu l’Algérie en 2019, pensez-vous que le peuple algérien est en véritable mutation, notamment en rapport avec la religion ?
Ghaleb Bencheikh : Le peuple algérien s’est soulevé d’une manière exemplaire. Il s’est montré fabuleux, discipliné et civilisé. Ce qu’il donne à voir au monde suscite l’admiration unanime et la grande sympathie. C’est pour cela qu’il faut qu’il reste vigilant, pour que les germes de la division ne soient pas semés et ne viennent pas provoquer la discorde. Les Algériens ont montré leur maturité politique et ont affiché une conscience citoyenne. Ils ont recouvré fierté et dignité. Ils aspirent à vivre dans un pays libre et démocratique et tiennent par-dessus tout à évoluer dans un Etat de droit, où le respect scrupuleux de la loi sera une réalité intériorisée par tous. Un aspect formidable de ce mouvement consiste aussi dans ses mots d’ordre.
Ils sont exclusivement politiques sans le discours puisé dans les logorrhées islamistes. Et nous sommes tous agréablement surpris par le retour à une forme de vie toute de bonhomie et d’allégresse, en dépit de la gravité du moment. Vendredi après vendredi, le peuple se retrouve gai mais déterminé. L’image de cette belle danseuse chorégraphe Mélissa Ziad pleine de grâce qui a fait le tour du monde, tranche radicalement avec les vociférations des militants du FIS à la mine patibulaire, à la barbe hirsute et à la calotte salie. En outre, lorsque des activistes islamistes s’incrustent dans les cortèges des manifestants en braillant «Etat islamique !», ce sont les citoyennes algériennes qui les boutent hors des rangs en couvrant leurs cris par des youyous et en appelant à l’instauration d’un Etat civil. Nous sommes fondés de penser que cette fois-ci l’Algérie pourra sortir de l’ornière. Nous ne pouvons plus nous permettre de rater ce rendez-vous avec l’histoire. Les occasions perdues ont sûrement édifié et «aguerri» la jeunesse algérienne. Celle-ci a su débusquer le piège de l’islamisme politique.
Dans cette nouvelle Algérie, quel ménage forment démocratie et religion ?
D’emblée, je dirais que le ménage devra être heureux et harmonieux, même si les deux concepts «démocratie» et «religion» ne s’inscrivent pas dans le même registre. La démocratie, selon une de ces définitions, est le pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple. Elle est aussi la gestion des affaires dans la cité avec l’alternance au pouvoir, pouvoir et contre-pouvoir, l’équilibre des pouvoirs, la séparation des pouvoirs. Une définition à laquelle notre pays et tous les autres musulmans sont encore bien loin.
L’islam, en revanche, est une tradition religieuse qui a sous-tendu sur la tapisserie des siècles une civilisation impériale. L’enseignement islamique est pourvoyeur d’éthique, de rectitude morale et d’élévation spirituelle. Ce n’est pas un mode de gouvernement. Donc, il n’y a aucune raison d’opposer islam et démocratie, ni les «allier» d’ailleurs. Le premier est une orientation confessionnelle qui permet l’élévation spirituelle des citoyens tandis que la seconde est un système de gestion des affaires publiques dans la cité. C’est un tort considérable de vouloir gouverner la cité selon le «désir politique de Dieu», parce que certains ont pénétré ce désir, l’ont compris et scruté la volonté divine.
Et, ils veulent de surcroît l’imposer à leurs concitoyens. Même le califat n’a aucune valeur sacrale. Cela a commencé avec un homme, Abu Bakr, en 632, et s’est terminé par un homme, Mustapha Kamel Atatürk, en 1924. Le califat est un produit de l’histoire qui n’est pas dans les fondements canoniques, ni prévu par les textes coraniques, ni par l’enseignement prophétique. Il reste la question du droit et celle de la norme juridique par laquelle on appliquerait la «loi de Dieu», il est temps de laisser place au droit positif. Parce que la norme juridique doit être une émanation rationnelle des hommes, qui s’applique aux hommes pour le bien des hommes. Elle est modifiable selon le changement des circonstances et des besoins. Et l’alternance démocratique permet cela.
Qu’en est-il alors de la laïcité ?
Il y a une grave méprise qu’il faut lever, la laïcité ne veut en aucun cas dire athéisme. La laïcité n’est pas le régime de l’incroyance. Elle n’est pas le fondement d’un Etat de ceux qui n’ont ni foi ni loi. Auquel cas, elle deviendrait la politique de la voyoucratie. Elle est simplement un principe de séparation de la religion de la politique. On ne gouverne pas selon les préceptes religieux. Elle est aussi la garantie des libertés du culte, d’opinion, de penser et de conscience. C’est la loi qui garantit le libre exercice de la foi aussi longtemps que la foi ne prétend pas dicter la loi. Elle est un principe juridique qui n’a pas de densité doctrinale ni d’épaisseur idéologique. Elle est la neutralité de l’Etat quant aux choix philosophiques, aux options métaphysiques et aux orientations spirituelles et religieuses des citoyens. Ceux qui pensent que l’athéisme est le corollaire de la laïcité se trompent. Il faut leur expliquer et les rassurer.
Quelle place devrait avoir la femme dans un pays musulman qui se veut démocratique ?
Je crois fondamentalement que la femme est au cœur du projet démocratique. C’est un enjeu de civilisation. Le respect de la femme en tant que citoyenne devra être une cause nationale en Algérie et ailleurs. Il faut que la parité soit constatée à tous les niveaux et que l’on cesse de la reléguer tant sur le plan de la mentalité et de l’éducation que dans les centres de décision. L’égale dignité des êtres humains doit se manifester par-delà le genre. Il ne faut en aucun cas se cacher derrière tel ou tel principe religieux, qui n’est interprété que par des hommes, le plus souvent des jurisconsultes phallocrates, pour la minorer. Il est temps aujourd’hui de dire stop !
On ne peut en aucun cas accepter ce statut infrahumain de la femme dans nos sociétés musulmanes. Cette atteinte à sa dignité est une atteinte à la dignité humaine dans son ensemble. Quant à la question du voile, je demeure convaincu que ce n’est pas ce mode vestimentaire qui détermine l’élévation spirituelle chez la femme. Bien évidemment, je demeure respectueux et résolument attaché à la liberté de conscience. Les êtres humains, hommes et femmes, sont libres de médiatiser leur spiritualité comme ils l’entendent, surtout lorsque la femme le fait librement et en conscience. Cependant, j’insiste sur le fait que cette affaire du voile était réglée durant tout le XXe siècle et elle n’est revenue, sous la forme d’un uniforme, qu’avec la jonction de la révolution khomeyniste et l’offensive wahhabo-salafisme.
Dans ce même contexte, ne pensez-vous pas que cette forme et uniforme donné à une religion de la grandeur de l’islam a participé au développement de l’islamophobie ?
Oui, entre autres ! La réponse est claire. Jamais il n’y a eu une quelconque tenue réglementaire religieuse aussi bien pour l’homme que pour la femme décrite dans les textes. Je trouve effarant le terme «libasse char’i» ou vêtement légal ! Depuis quand légifère-t-on à propos d’un habit en religion ? Si c’était le cas, tout le monde serait avec les mêmes habits de la Péninsule arabique du VIIe siècle. Or, il se trouve que l’islam est une tradition religieuse universelle qui laisse à l’habitant du Surinam, d’Afghanistan, d’Indonésie, de Chine et où qu’il soit, la liberté de se vêtir comme il l’entend selon ses us et coutumes. En plus de cette affaire d’uniforme, il y a des accoutrements improbables, des looks introuvables et des comportements inacceptables avec des discours intolérables qui malheureusement ont contribué à l’islamophobie dans son sens étymologique. Cette affaire de l’habit, dit légal, est intrusive dans nos sociétés. Il n’est jamais énoncé que le musulman doit s’habiller de la sorte. L’excès de ritualisme desséchant sans qu’il soit accompagné de raison ni de spiritualité qui polisse le cœur et élève l’âme ne sert en rien la religion ni notre rapport avec Dieu.
En tant que président de la fondation Islam de France, quel état des lieux faites-vous de l’islamophobie en France ?
L’état des lieux est désastreux. Malheureusement, le mot islam est devenu synonyme d’épouvante et de terreur. Une présentation médiatique avec une focalisation sur le vil, le pervers, le négatif et le maladif, a amplifié cet effroi. Si tous les jours, on ne me parle que Daech, de Boko Haram et du terrorisme qui sévit au nom de cette tradition religieuse islamique, il y a de quoi douter et d’avoir peur de l’islam. C’est une réalité amère. Si l’on entend par l’islamophobie la peur de l’islam, je pourrais dans une certaine mesure comprendre cette crainte sans vouloir la justifier. Toutefois, si l’on entend par ce terme le fait de ne pas critiquer la religion islamique, on se trompe. Bienvenue à la critique.
Quand elle est académique, elle est salutaire. Quand elle est populaire, elle n’est pas dénuée de bon sens. C’est avec la critique que nous avançons. La théologie ou toute autre doctrine, si elle fuit le choc des idées, élude le débat et esquive les difficultés de la pensée, elle finit par s’atrophier et se vulnérabiliser. Redoutant l’asphyxie, il ne lui restera plus que le fanatisme et la terreur pour subsister. Donc la peur de l’islam pourrait être compréhensible. En revanche, lorsqu’il s’agit de détestation, de haine et d’hostilité, nous sommes dans le registre de la «misislamie». Là, c’est du ressort de la loi d’agir contre ces personnes misislamiques qui haïssent les musulmans et commettent des actes délictueux contre eux. Et il y en a beaucoup, hélas, en France.
Que faudrait-il pour sortir de cette sphère d’épouvante liée à la religion ?
Il faut retrouver les ressources morales, intellectuelles et spirituelles pour inverser la situation et renouer avec l’humanisme d’expression arabe qui prévalait dans les contextes islamiques à travers l’histoire. D’expression arabe, cela veut dire qu’on pouvait être zoroastrien, juif, chrétien ou musulman, mais vivant dans l’empire et parlant arabe. Il y avait véritablement un humanisme qui se conjuguait avec l’hédonisme, l’art de vivre, le raffinement, le plaisir et l’élégance. Sur la fresque historique, les sociétés musulmanes ont connu une grande civilisation impériale. Il faut présenter cet héritage, non pas pour dire que nous fûmes grands, mais plutôt pour souligner que ce qui était possible à un moment donné de l’histoire le sera encore. C’est aussi reconnaître la contribution des musulmans au corpus du savoir universel. C’est tout le levier de l’éducation, de la culture, de la connaissance, de l’ouverture sur le monde, de l’acquisition du savoir et de la science qui nous aide à transformer ce tableau noir de l’islam. Certes, ce sont des projets à moyen et long termes. Sur le court terme, hélas, pour éradiquer le terrorisme abject, il n’y a que les forces de l’ordre et la justice. Mais accompagner tout cela avec la préparation des générations à venir, en retrouvant les ressources inventives dans le patrimoine civilisationnel islamique à travers l’histoire, insister sur l’éducation et la connaissance avec une inclination pour les valeurs esthétiques. Ce sont les beaux-arts, les belles-lettres, la musique et la poésie qui sont aussi une condition dans cette conversion en faveur de l’islam de beauté, d’intelligence et de spiritualité.
Vous avez évoqué le terme de prise d’otage de l’islam. Pensez-vous qu’il est instrumentalisé au profit d’idéologies controversées et volontés personnelles ?
Oui ! Nous avons déjà une prise d’otage du mot même par cette monstruosité idéologique et religieuse qu’est Daech, qui nous a confisqué l’adjectif «islamique». Malheureusement, nous n’avons pas entendu suffisamment les oulémas, les muftis et les cheikhs leur dénier le droit d’utiliser cette épithète. Nous nous retrouvons démunis face à cette usurpation. Sur un autre plan, il y a aussi d’autres relayeurs d’opinion qui utilisent des vocables comme islamo-fascisme, islamo-délinquance, islamo-pathie, islamo-gauchisme et bien d’autres. Une confiscation et une altération de sens que nous n’accepterons jamais. En outre, quand j’entends république islamique, je ne comprends pas ce qu’elle a d’islamique, si ce n’est une forme archaïque de l’application de «la loi de Dieu» et d’une manière caricaturale interdire aux hommes de porter la cravate et imposer aux femmes le voile. Pourtant, ceci est plus une affaire de libertés fondamentales que d’islam. C’est un exemple flagrant d’appropriation dévoyée du mot islam.
Nous pâtissons de l’instrumentalisation, de l’idéologisation et de la manipulation de la religion pour rester au pouvoir ou y accéder. Hélas, il y a des gouvernements dans les pays «musulmans» qui via des ministères des Affaires religieuses ou islamiques veulent avoir la mainmise sur le peuple à travers la domestication de la religion. Je prends l’exemple du sermon de la prière du vendredi qui ne devrait pas être une circulaire. Il est des prérogatives des imams de choisir pour les fidèles le thème du vendredi selon le besoin du moment et non pas selon les directives gouvernementales. L’imam n’est pas un fonctionnaire. C’est un ministre du culte et un thérapeute de l’âme. Voilà un exemple qui illustre cette étatisation de la religion. Lorsque nous parlons d’islam et de démocratie, de telles collusions n’auront pas lieu.